Évider le Réel

Comment relier l’art, la vie et le politique en mangeant du pop-corn ?
(reportage au festival international du film documentaire)

paru dans lundimatin#427, le 6 mai 2024

Le mois dernier, se tenait à Paris le Réel, soit le 46e festival international du film documentaire. La Fraction des tigres à dent de sabre, collectif ad hoc de cinéastes cinéphiles communisto-insurrectionnel, est allée voir ce que proposait cet évènement incontournable du cinéma contemporain et engagé. À travers ce compte rendu analytique des meilleurs séances, se pose la question de ce que peut et doit le cinéma aujourd’hui : délier par la représentation les évènements et luttes politiques de leur puissance ou au contraire tenir ensemble « l’art, la vie et la révolte, dans un même geste ».

Nous attendons d’un festival de cinéma qu’il nous aide à déplacer nos manières de voir et de faire, que de la salle émerge un rapport vivant à ce qu’on regarde. Nous désirons que ce moment – surtout s’il prétend parler de luttes et de communautés – vienne se lier avec la vie et le politique. Puis il y a la réalité du Réel, au cœur du Paris marchand, et le vide réel que nous laissent ces désirs vains.

Ici, pas de Farocki pour s’écrier « Réalité [1] » et difficile de jouer les Godard. La gueule du loup est resserrée, pour y entrer il faut d’abord passer les portiques de sécurité en se séparant de ses objets dangereux et si possible de sa volonté critique. S’installer dans des salles sans âme, adopter l’attitude religieuse et disciplinée qu’exige l’art du documentaire. Qui l’exige ? En tout cas les partisan’nes du sérieux dans la salle ne manquent pas de se faire gardien’nes de l’ordre des manières de regarder – disciplinées, silencieuses, insensibles – à coup de regards sévères, de « fermez vos gueules » et de « vous cassez les couilles ». La gueule du loup a aussi son propre dispositif anti-débat, composé de spécialistes de Marx qui comblent l’apparition gênante du silence qu’il faut à tout prix éviter. Après la projection du film l’Evangile de la révolution, c’est-à-dire 2h de témoignages sur des luttes armées mystiques, trois types parlent entre eux sur la scène en évidant les mots pour nous expliquer que l’époque n’est plus révolutionnaire.

Au Réel les paroles se prennent au sérieux, sont mesurées et bien souvent dérisoires. Ici on aime les rebelles à l’écran mais pas dans la salle. Une forme d’irruption ou l’expression d’une anomalie aurait-elle pu avoir la puissance de faire émerger du réel dans les rouages bien huilés du Réel ? Et de quelle manière porter collectivement la critique ? La question reste ouverte et la partie n’est que remise à l’année prochaine. Entre les films, nous avons passé notre temps à chercher le débat loin du loup : en-dehors du musée, à l’ours malin, le bar où celleux qui en veulent plus se retrouvent, et l’alcool aidant, parlent. Dans ce « cheminement anarchique sans distinction » auquel nous invite la programmation, nous avons suivi une route bien anarchiste et au fil des discussions nous avons restauré un peu de distinction. Qu’est ce qui en ressort ?

COUP D’ETAT ET REVOLUTION


Soundtrack to a Coup d’Etat fait une énième histoire de la guerre de libération Congolaise. Il se distingue des autres par le fait de lier cette histoire à celle du jazz qui en devient la bande son. L’Evangile de la révolution est un voyage touristique à la rencontre de la « théologie de la libération » en Amérique du sud, dernière trouvaille historique encore peu connue du public. Ne s’intéressant pas au pourquoi et au comment, ces films semblent libérés du « problème politique » : la finalité n’est pas une question, elle est connue d’avance : la défaite. Ils décrivent des réalités d’autres continents sur le mode distant de l’historien et/ou de l’esthète. Ils ont un intérêt exotique pour des luttes lointaines.

Contrairement à Dial H-I-S-T-O-R-Y — un autre film de Johan Grimonprez sur l’histoire du détournement d’avion, des Panthères aux islamistes — ces films ne prennent pas de risque politique, ne posent pas de problème. Certes il est toujours un peu scandaleux de remuer le fondement religieux du marxisme. Mais pourquoi, quand on se branche sur l’histoire d’illuminés révolutionnaires zinzins en parler aussi froidement ? Dans l’Evangile on voit défiler des pépés et des mémés sur le mode du catalogue ethnobotanique. Dans les archives utilisées : des mitrailleuses partout, dans la voix off : du pacifisme partout.

Dans ces films la dynamique politique principale est la dénonciation. On dénonce haut et fort les machinations du pouvoir, enfonçant des portes ouvertes à propos de la CIA et des pouvoirs coloniaux du XXe siècle. ’Qui dénonce s’exempt’ disait le Comité Invisible. Pourquoi alors le cinéma ? Le cinéma pour le cinéma ? pour la virtuosité du montage ? pour la pédagogie ?

Ce qu’on voit c’est que toute une économie du cinéma se branche sur le passé des révolutionnaires, que l’on fait œuvre avec leurs restes et leurs vieux os. Mais ces films qui parlent de révolutions et de coups d’Etats là-bas depuis le vide politique de l’occident bourgeois ne sont pas en lutte. Ils ne cherchent pas à savoir comment gagner, ils cherchent la meilleure, la plus belle, la plus originale manière de raconter comment on a déjà perdu. Dans l’Evangile on nous raconte l’occupation des sans terres, le gouvernement envoie l’armée. Dans les archives : les paysans se rassemblent dans le champ autour de la croix, les soldats sont en ligne … et puis ? Rien. On passe à un autre sujet. 


Il y a un intérêt presque morbide pour les vaincus. Dans un rapport froid qui classe et catalogue, les réalisateurs-historiens-ethnologues taxidermisent ces expériences politiques, achevant leurs possibles résonances avec l’ici et maintenant. Malgré une prétention à l’exhaustivité, ces films manquent de dialectique pour approcher une totalisation : Soundtrack s’intéresse aux politiciens, aux stars, à Khrouchtchev—qu’on arrive à faire passer pour un gauchiste !—L’Evangile, aux prêtres du sud plutôt qu’aux cangaceiros du nord. Soundtrack enchaîne les scènes à l’ONU, les clips de jazz, les pubs pour l’Iphone, qui s’intègrent dans la forme sans accroc, L’Evangile survole différents pays d’Amérique latine et accumule les témoignages d’anciens maquisards. Mais ils n’en actualisent pas la puissance, d’où cet effet de « paralysie frénétique ».

On cherche alors comment être touché’es par ce qu’on nous raconte et on sort de la salles confus, spectateurs de révolutions et de coups d’Etat sur un arrière fond jazzy. En croyant peut-être nous rendre accessible l’histoire ces films nous en séparent.

INTERLUDE - SIEMPRE LA LUCHA/SIEMPRE LA DERROTA

La team se sépare le temps d’une séance. Une partie s’est rendue à la projection de Direct Action tandis que je suis allé voir Guerilla des farcs - l’avenir a une histoire. Le film s’ouvre sur des images tournées en 2008, le réalisateur apparaît devant la tombe de son beau-père, le réalisateur de fiction Dunav Kuzmanich. Cette séquence annonce l’approche de Pierre Carles au sujet des guerillero.as colombien.ne.s mis constamment en parallèle avec sa propre histoire et celle de Dunav Kuzmanich, « Duni ». Cette approche résonne avec L’Evangile de la révolution, visionné la veille. Ici aussi le réalisateur appose son discours et son destin, à celui des multiples mouvements révolutionnaires des Amériques Latines.

Ce qui fera le lien entre « l’épique et l’intime » c’est la vie de Duni et son œuvre, plus particulièrement son film Canaguaro, réalisé en 1981, qui traite de la période de guerre civile en Colombie qui dura de 1948 à 1960. Pierre Carles superpose la fiction de Duni avec l’imaginaire qu’il se fait de la réalité des F.A.R.C (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia). À travers ce rapport fantasmagorique, Pierre Carles ne sabote pas sciemment l’expérience des FARC, mais la pertinence de son discours et cette volonté de s’inscrire lui-même dans l’histoire de la lutte armée des Guerillero.a.s colombien.ne.s, me pose question. Particulièrement quand le discours des protagonistes se voit supplanté par la voix off recouvrant la leur et que Pierre Carles se met littéralement à parler à leur place.

J’ai aussi une forte admiration pour les vidéos prises par les FARC elleux-mêmes, leur sincérité et leur absence de visée cinématographique en font de précieuses traces de réalités. Si bien que l’on ne regrette pas la voix bassinante de Pierrot. On se demande alors : quel est l’interêt de tous ces films de documentaristes sur les luttes armées si toutes ces images d’archives parlent autant d’elles-mêmes ?

L’intrusion, aussi bienveillante soit-elle, n’est pas seulement présente dans la forme mais se précise également dans le fond. Le film donne son avis sur l’évolution de la lutte armée et en particulier sur sa fin. Les images tournées après les accords de paix passés entre le gouvernement et les groupes armés en 2016, donne un bilan assez amer de la reddition. On y voit des personnes dépossédées, dont l’existence au sein du pays semble à peine tolérée, certaines diront « qu’ils et elles ont rendu les armes trop tôt ! ». Le chef des armées gouvernementales, au comble du mépris, vient calmement parler de « match nul » entre le gouvernement et les FARC, alors que quelques milliers d’individus déterminés étaient parvenus à tenir tête au pouvoir pendant 57 ans.

Je trouve que Pierre Carles ne s’attaque pas assez à cette vision du « match nul ». Au-delà de la triste réalité des compromis avec l’Etat, ce qui m’attriste c’est bien que le film semble se réjouir du tournant pacifique que les anciens membres des FARC ont pris. Certain.e.s peinent à retrouver une vie « normale » après tant d’années de luttes dans le maquis, d’autres sont parqué.e.s dans des sortes de réserves. D’autres encore essayent de vivre de l’agriculture et la construction en bois, dans un retour fantasmé à la « Nature ». Une nature plus civilisée que la jungle qui plait plus aux gouvernants. Comme le dira une des intervenantes durant le débat «  Ils font maintenant partie du processus d’un pays en développement ». Même le général des armées n’aurait osé imaginer une telle insulte ! 

Ailleurs, une ancienne des FARC propose aux jeunes des moyens d’expression artistique, des ateliers de dessin à la bombe de peintures pour que : les jeunes ne reprennent jamais les armes. Je suis consterné devant cette bienveillance pour tout ce qui se dissocie, cette façon de saluer le désarmement des révolutionnaires comme un avenir meilleur. Le film semble voir dans les luttes armées une fascinante puissance imaginaire, mais ne peut s’empêcher de considérer ce mode d’action du point de vue réformiste. C’est d’ailleurs sur une note ’d’espoir’ que s’achève le documentaire : l’arrivée au pouvoir d’un candidat de la gauche institutionnelle ; qui, une personne dans la salle l’a précisé a déjà trahit ces promesses depuis la sortie du film. Incroyable non ? 

COMMUNAUTÉS


La communauté contemporaine est un autre aspect politique qui traverse la programmation du festival. Elle apparait dans The garden cadences, Direct Action, Arancia Bruciata ou la BM du Seigneur. Comme en miroir des luttes massives et militarisées du XXe siècle on trouve dans les films sélectionnés des communautés autarciques d’individus désarmés. Contrairement aux images de propagande qui dirigent le regard dans les archives de l’époque, ces films optent pour une caméra ’neutre’, qui ne s’engage pas. La caméra ’regarde’ simplement : les plans sont lointains, longs, larges. Il y a ce désir de représenter exactement le réel et de considérer les choses en-soi. Ces films naturalistes tentent de nier la transcendance opérée sur le réel qu’ils captent et montent.

Dans The garden cadences, un film sur les Mollies, un collectif queer-féministe qui a vécu pendant une décennie dans un parking de caravanes à Berlin, de longues séquences sont accordées à la contemplation des fleurs et des limaces, au rythme de la ’Nature’. Mais cette passion pour le jardin est concomitente d’une sorte d’échec de la rencontre. Même au plus proche des choses—dans les pistils de fleurs comme dans les intimités des caravanes—on regarde avec une distance qui ne cesse de s’accroître, séparant ainsi les spectateurices de la question de la communauté pour entrer dans la performance de celle-ci. La caméra est comme derrière un buisson, depuis lequel on voit des gens vivre mais dont on ne distingue rien et rares sont les dialogues qui nous disent quelque chose. Parfois elle tente d’aller au coeur des choses—ici des fleurs— dans un mouvement qui veut pénétrer la couleur. L’écran se remplit d’un rouge, d’un violet, où plus aucune forme n’est distinguable. Cette séquence témoigne d’un regard qui reste en surface de l’en-soi jusqu’à l’informe.

The garden cadences reste en surface des corps et des peaux ornées de tatouages, des symboles qui ne parviennent pas à s’incarner dans les personnages, la vie ou le récit, et deviennent des images sans résonance, vidées de sens. Des ornements de l’idée de communauté queer. Cette superficialité prudente fait écho à ce que nous vivons parfois dans ces communautés : libéralisme existentiel et culture du safe. Ainsi, en dépit de la beauté et de la poésie avec laquelle ces lieux et ces gens sont filmés, les communautés nous apparaissent emprises d’une mélancolie. Dans The garden cadence, le monde industriel progresse inéluctablement autour du jardin sans rencontrer de résistance. Le film donne la sensation d’une extériorité impuissante au monde. La communauté serait alors ce refuge, un monde clos sur lui-même que rien ne perturbe. Lorsqu’à la fin quelques personnes discutent au coin du feu, le son est désynchronisé et la caméra est loin des visages. Les discussions sonnent creuses et le cinéma à l’air de ne rien pouvoir faire pour rendre la communication possible au sein de la séparation.

Toutefois on se demande si ce vide appartient seulement aux communautés filmées ou si ce n’est pas ce rapport au cinéma qui vient l’amplifier. Ce vertige nous empêche de croire à la joie de vivre qu’on nous montre sur une photo et la contemplation nous apparaît comme un remplissage du réel, que nous vivons comme son absence.

The garden cadence dessine les contours d’une communauté mythifiée et autarcique, un schéma que l’on retrouve dans d’autres films bien qu’ils se passent dans des environnements très différents, comme Direct Action ou Arancia Bruciata. Des motifs sont récurrents : l’absence de liens entre les choses, entre les personnes qui filment et celles qui sont filmées, entre les communautés et leurs extériorités, entre les formes et les vies. Au regard des films historiques, mettant en scène la guérilla, la communauté dans ces films enterre la lutte en-dehors du cadre, au profit d’une sensation imaginaire de paix.

Sous les feuilles, construit autour de l’existence d’un cimetière non référencé d’esclaves dans une forêt en Martinique, partage certains motifs avec les films cités ci dessus - il y a cette caméra extérieure qui ne voudrait pas trop interférer avec un réel sacralisé ; il y a la proposition faite au spectateur, de s’identifier à cette soignante blanche qui découvre toujours avec enthousiasme ce que le film décrit - mais il s’en distingue également.

Sous les feuilles s’intéresse aussi aux plantes, mais contrairement peut-être à The garden cadence, le film parvient à ’passer sous les feuilles’. C’est-à-dire qu’il rencontre véritablement quelque chose : des liens—entre les habitant’es de l’île et les plantes— qui sont des actes de résistance face à la colonisation et la ’profitation’. Dans un plan séquence un personnage-conteur raconte la dérive des graines de l’arbre venues dire aux hommes que l’histoire de la colonisation est celle d’un massacre. Ici les liens entre la vie et la politique sont établis dans une vieille tradition de lutte contre l’esclavage. Le mythe, construit par les gens dans leur vie quotidienne- comme celui du boisbois, ou du cassé-coutelas - est la construction d’un récit qui échappe aux yeux du maître. Reste la question de comment le cinéma se relie à cette construction et arme le mythe ?


Dans la structure lieu de mémoire + les arbres qui parlent + soigner les gens, une certaine bien-pensance s’empare du documentaire pour rendre le mythe lisible, le décortiquer, le rendre utile même ; pensant ainsi soigner les blessures de l’esclavage. Le personnage de Mr Léon met en crise la tentation de mystification à l’oeuvre. Là où le film cherche à voir un objet mystique, il explique que c’est son panier à crevette. Mr Léon ne veut pas aller au cimetière des esclaves massacrés, « c’est un endroit de mort, je préfère aller avec les vivants » dit-il. Les séquences entrent alors en friction, entre ce qu’on désire voir, ce qu’on présente comme symbole et la manière dont il s’incarne. Mr Léon pose un problème et ramène de la complexité dans le rapport fantasmé qu’entretient le film avec son sujet. La sincérité de Sous les feuilles est de lui avoir donné une place dans le récit.

Les communautés traversent aussi les films de Jean-Charles Hue. Mais chez lui ce qui résiste à la mystification et à l’autarcie, bien que les sujets soient marginaux, c’est la rencontre entre une extériorité, la caméra, et des individus pris dans leurs mondes. Dans Topo y Wera, les coutures de la rencontre apparaissent autant par de nombreuses adresses à la caméra, que dans le fait que le réalisateur retrouve Topo des années plus tard, au milieu d’une grande précarité dont il ne se fait pas dénonciateur. Bien que les images en témoignent, la caméra cherche la rencontre avec Topo, le considérant jusque dans sa folie. Dans ce moyen métrage ou dans Pitbull Carnaval, on devine derrière la caméra des liens qui débordent le film, les traces que le cinéma sont venues laisser dans les vies réelles. 

Dans La BM du seigneur c’est le jeu avec le cinéma et la fiction qui permet de résister. Le mythe existe comme objet de jeu, puisque faire du cinéma, même documentaire, c’est construire du récit, puisque filmer dans le réel c’est agir dessus. Ici le réalisateur se saisit de ce décalage comme d’une puissance fabulatrice. Fabriquant ainsi un objet étrange où les frontières entre réel et fiction se brouillent, on se demande parfois où se situent les personnages entre sincérité et caricature, ce jeu nous place dans un rapport flou à la réalité de ce monde, et nous pose ainsi la question de la représentation et du réel. Leur monde est conflictuel et complexe—de nombreuses scènes d’embrouilles, de bagarres viriles—le film en fait exister l’écho au dedans des personnages, qui ne sont alors pas cataloguables. Ce cinéma construit du relief à travers la fiction qui dessine des lignes de fuites, des liens et des non-liens qui composent et fracturent cette communauté gitane. Ici les symboles filmés—la BM ou les jeux de lumières mystiques—se remplissent du sens porté par la fiction et incarnent ainsi l’expression d’une communauté.

DIRECT ACTION

Direct action, le film sur la zad de Notre-Dame-des-Landes, à obtenu le grand prix du Réel qui s’ajoute au prix de la Berlinale. Nous avions parié dessus. Direct action est un point d’orgue entre les deux chemins que nous avons suivi dans la programmation, le point de rencontre entre le fil historique des luttes et celui de la communauté.

Dans les premières séquences, le jeu avec le hors-champ rend compte de liens incongrus : une zadiste aux cheveux bleus lit un livre pour se défendre des techniques policières—dézoom—elle s’adresse à un cochon. L’en-dehors est peuplé de sons d’oiseaux et d’activités humaines qui se mélangent. Une équipe défonce un mur à coups de masse au milieu des champs. Ici le film « est avec » une puissance, celle d’une communauté qui a mis en échec l’Etat et le Capital pendant des années. La zad victorieuse, celle de la composition, le lieu où les choses se lient, la zad du « nous sommes la nature qui se défend ».

Mais plus le film avance, plus il travaille à dé-lier les choses. D’abord on retrouve cette caméra naturaliste, puis un regard ethnographique. Bien que la zad soit à 20 minutes de la métropole Nantaise, elle semble être d’un autre continent, ses habitant’es d’une autre ethnie, que l’on regarde avec la distance ordinairement requise pour l’indigène. La zad rentre dans la catégorie des luttes exotiques et lointaines. On s’intéresse donc aux us et coutumes de ce nouveau peuple –n’est-il pas nous ?–et on engage le spectateur à le regarder du dehors. En cela le film se distingue peu de ceux de l’industrie du cinéma, qui proposent de regarder la zad depuis le point de vu du petit bourgeois médiocre dans Problemos ou du flic infiltré dans Zone à défendre. Ici, on nous propose le costume du sociologue-bourgeois.

Rapidement, le champ, comme le hors-champ, qui se systématisent en d’esthétiques tableaux, commencent à manquer de politique. Le travail filmé en plan fixe comble le vide. Ce qui apparaît c’est une ZA, déliée du D, une Zone Artisanale. Des plans longue durée, cadrés sur des mains ou des visages impersonnels, dressent des portraits type dans un montage cataloguesque. Le forgeron forge, le boulanger pétri, le rappeur rap, le militant milite. Chacun à sa place, le blanc est paysan, l’arabe est rappeur. Tout va bien.

Le D, la défense, passe au second plan. Les expulsions de 2012 et 2018 rejoignent l’histoire ancienne, archivée dans les petits dossiers d’un bureau d’ordinateur. La zad commence à rentrer dans la catégorie des luttes passées. Quand la guerre rattrape finalement le film à Sainte-Soline, la caméra est lointaine et contemplative. On nous montre alors des images qu’on a déjà vues : grande focale, arrière-plan flou, dans l’horizon d’un champ des flics balancent des grenades meurtrières sur des manifestant’es et vice-versa—avec cette gênante mise en équivalence dans l’image de la brutalité d’Etat et de la violence révolutionnaire. Ces images sont plates. La guerre, renvoyée à l’arrière plan n’est pas regardée en face, ou bien est-elle prise dans sa dimension esthétique ? Dans l’histoire de la zad elle est pourtant centrale et profonde, n’en déplaise à toutes celles et ceux qui voudraient, comme le film peut-être, « regarder autre chose. »

Pourquoi le film plaît tant à Berlin, à Paris ? Peut-être parce qu’il rabat l’expérience subversive de la zad sur quelque chose de connu et de rassurant. Et pour cela il faut l’avoir vidée de son caractère guerrier. Mais ce caractère ne concerne pas seulement l’image littérale de la guerre, il se situe au delà, dans le domaine du regard. Les réalisateurs ont peut-être cru qu’il suffisait de déserter le champ de bataille pour que la guerre cesse. Pour déserter le champ de bataille, il faut avoir mis la guerre en dehors de la zad, donc de la vie et du quotidien, en avoir fait une activité séparée. Pour enfin instituer d’un côté la Zone Artisanale paisible et utopique, où l’on travaille la matière, la terre, le bois et de l’autre les Soulèvements de la Terre, militants, où l’on travaille la lutte.

Si dans le hors-champ du film on peut croire à un tissus de liens étranges, ce qui vit en-dehors de l’image petit à petit se rétrécie. Les belles images sages, lentes, précises, se juxtaposent comme une longue liste continue. Les traits d’union qui lient les formes-de-vies se rompent, des actes s’enchaînent mais ne s’imbriquent pas. Pas de transitions, pas d’associations, pas de superpositions, pas de raccord, pas de montage. Crêpes. Cut. Réunion secrète. Cut. Planter des patates. Cut. Quelque chose manque. Le cinéma ? Et si les traits d’union d’Agamben posaient la question du montage, de ce qui se tisse entre deux plans. Ce qui manque c’est alors le produit de la dialectique, le produit du montage : la conflictualité des images qui se rencontrent et se négocient une place. Des contradictions qui apportent de la complexité aux récits.

Au contraire, le film s’efforce de ne pas montrer les liens dans leurs entremêlements, car il faudrait alors parler de blessures, de conflits, de luttes. Il travaille plutôt à les défaire, enfermant chaque geste artisanal dans son cadre. Le cinéaste avec sa caméra pelliculaire n’est il pas lui même un artisans du regard ? Les rares paroles dans le film défendent pourtant l’inverse : la zad ce sont des anarchistes urbains qui apprennent à faire pousser des carottes, des agriculteurs qui squattent des maisons etc. La politique c’est le lien improbable, la force de la zad c’est la composition et le mélange.

En cela le film reste en surface, d’ailleurs il veut voir la zad d’en haut. On embarque avec le regard des réalisateurs à dos de drone pour une visite à hauteur technologique et commentée de la zad. Lorsque le drone revient sur le phare d’où il s’est envolé, c’est à dire d’où se trouvaient les réalisateurs et la caméra 16m avant son envol, ces derniers ont disparu du champ, ils se sont évaporés, du moins leurs corps. Car il reste le regard machinique du drone qui filme seul, est ce là l’apothéose du regard naturaliste ? Regarder les vaches dont on s’occupe tout les jours avec tendresse depuis un champ voisin est-ce la même chose que regarder la zone depuis sa machine dans le ciel ? L’expérience du regard à la zad n’est-ce pas de voir depuis la hauteur des haies sauvages sur des chemins boueux, des buissons fous et des barricades ? Ces regards ne sont-ils pas en lutte ?

Le film veut seulement regarder, respecter son sujet, mais jusqu’où ? Qu’est ce que produit une caméra obéissante à son sujet ? Qu’est qu’un cinéma qui ne veut rien déranger ? Un cinéma du vide, où tout les gestes se valent. Où ceux qui filment se retirent du processus et refusent de voir leur propre existence, leur propre impact dans le monde, tendent à effacer leurs propres corps. Mais ce refus ne suffit pas a ne pas impacter le monde, il est seulement un leurre. Ce qui gagne alors dans ce cas là c’est le récit mythologique, la communication. Comme le film évite les problèmes, les questions, les choses qui sortent de son petit système représentatif, il construit le mythe de la ZA, zone artisanale.

Ce mythe nous ennuie car pour nous, l’art, le cinéma, servent à faire exister des problèmes, exposer les intériorités, les dynamiques intenses de nos luttes. Le temps long, le montage, la création c’est pour aller en profondeur. Ici on utilise les moyens du cinéma pour faire exister un message de propagande médiatique avec une prétention artistique. Et alors on s’envole dans les nuages de l’esthétisme.

CONCLUSION

La programmation du Réel donne à voir des communautés alternatives et de luttes ; queer, chrétien’nes révolutionnaires, zadistes, tant qu’elles sont loin, vaincues, ou évidées. Les formes de vie prévalent, des formes dont est séparée la vie, qui disparaît au profit d’images fantasmant la forme-de-vie. Ce qui est mis en valeur ce sont des films politiques d’où la politique se trouve absente, des films sur des communautés où l’on soustrait les liens pour ne garder que son image

D’un côté l’échec de la révolution, des libérations nationales, des luttes armées, du mysticisme révolutionnaire, du XXe siècle, de l’autre les communautés autarciques et impuissantes d’aujourd’hui. Au milieu la zad.

Nous ne voyons pas d’un bon œil que la lutte la plus convaincante de ces 30 dernières années en France se retrouve coincé entre des guérilleros vaincus et des artistes des beaux-arts en errance. Est-ce que la sacralisation de ce film est le signe que la zad comme imaginaire est en passe d’être vaincue ? Son entrée dans le panthéon des luttes exotiques serait-elle le signe qu’en plus d’avoir été une victoire, 2018, fût en même temps une défaite ?

Dans les films que nous avons vus, avec Direct Action comme forme canonique nous voyons quelque chose qui se dessine d’un cinéma de la dé-liaison. Ce cinéma cherche des formes pour trouver de la puissance—dans des luttes ou des communautés—mais il n’en fait exister que la performance. L’impuissance ne se trouve que masquée, apaisée. Les puissances sont mises à nu, cataloguées, disséquées. Ce qui est vaincu l’est alors une seconde fois. Ce cinéma de la dé-liaison nous agace particulièrement car il vient faire des propositions esthétiques et politiques exactement à l’endroit où nous aimerions en faire, c’est-à-dire au niveau des luttes, des communautés, du quotidien. Quels sont les gestes d’un cinéma de la dé-liaison ? Séparer - Dénoncer - Représenter - Dépolitiser - Cataloguer - Mystifier. À ce cinéma là, nous aimerions opposer un cinéma de la fusion qui tient en même temps, l’art, la vie et la révolte, dans un même geste.

Fraction des tigres à dent de sabre.
Pour le cinéma léopard·e.

https://cineleopardes.noblogs.org/

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