La littérature fait (du) mal

À propos d’un livre de Nicolas Chemla

paru dans lundimatin#427, le 6 mai 2024

Ça commence par un narrateur qui fantasme sur son oncle, ça finit par un postulat profondément homonationaliste et raciste ; ça commence mal, ça finit par faire très mal, et tout ce qu’il y a entre ce début et cette fin relève à peu près du même acabit. Je veux parler de la dernière publication de Nicolas Chemla, Amsterdam — je ne veux pas en parler.

Quand j’ai découvert cette nouvelle collection chez Zone Critique, « Vrilles », j’ai eu un léger enchantement. Une curiosité. Le début de quelque chose de nouveau suscite souvent ce genre de choses. La promesse de textes courts, de moins de cinquante pages, aux couvertures colorées, censés nous faire découvrir des voix de la littérature contemporaine en publiant chaque mois un texte « percutant, en prise avec les grands enjeux de notre époque » (sic). J’ai demandé à l’éditeur de m’envoyer les textes. Je les ai reçus. Je voulais écrire sur Amsterdam de Nicolas Chemla. Ça m’intéressait. J’ai lu. Je n’ai plus voulu écrire sur ce livre. Ça m’intéressait toujours, je voulais encore plus parler de ce livre, même, mais uniquement dans cette perspective un peu morbide d’analyser tout ce qui, dans ce livre, faisait du mal à la littérature, et donc au réel. Pourquoi faire ? Était-ci si important qu’il faille pour cela lui donner crédit ?

Peut-être qu’écrire sur Amsterdam pouvait me permettre, à défaut, de définir pour moi et pour les autres ce que ne doit pas faire la littérature. Car la littérature n’est pas au-dessus ou en dehors du réel, contrairement à ce qu’on peut nous faire croire ici et là. Il ne s’agirait pas d’ériger un moralisme éthique ou esthétique, mais bel et bien de réaffirmer, si besoin est, que toute littérature est politique, et qu’elle s’inscrit dans ce champ qu’on le veuille ou non.

Écrire, faire de l’art : ce n’est pas juste observer le réel et le recopier. Ça n’existe pas, le recopiage. Tout discours, toute parole est située — à son énonciateur d’en être conscient ou non, et d’utiliser sa position d’énonciation à bon escient, ou non. Nicolas Chemla ne s’intéresse qu’au visible, c’est-à-dire au superficiel, « en passant », au sommaire, pour en donner une interprétation appartenant à un registre fort pernicieux. C’est en tout cas ce qu’exprime son narrateur, autoritaire ; et mortifère, parce qu’il ne se concentre que sur le symptôme de ce que contient son propre discours, restitué à travers le prisme d’une haine intériorisée jamais contextualisée. L’observation du réel en littérature ne suffit pas, surtout quand il question d’intime, de violence, de désir, de fantasme. La littérature est un travail qui s’opère entre le réel, le désir, la pensée, et les représentations esthétiques et politiques qui s’opèrent dans chaque mot, dans chaque choix de mot. C’est dire : que la subversion se situe dans le renversement de la violence opérée par le langage. Quant à une littérature qui se serait voulue subversive ici : il n’en est pas question. Ce texte n’est pas subversif. Ce texte n’est qu’une énième occurrence — une répétition insensée — d’une violence de dominant, en ce qu’il impose une forme aux choses, et fait chose des personnes. Or, comme le dit justement Gilles Deleuze dans La littérature et la vie : « Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement […]. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. »

Je reviens au texte. Ça commence par le narrateur, enfant, qui fantasme sur son oncle, massif, viril, son oncle qui fouette ses filles pour les punir, « les dresser ». Ça l’excite. Pourquoi ? On ne sait pas. Est décrit en revanche, et avec précision, son désir que son oncle le baise, lui, le narrateur fragile, son rêve qu’il le domine avec ses gros muscles, ses « couilles grosses et lourdes » (je cite) et « sa bite épaisse ». Fin de paragraphe. Paragraphe suivant, le narrateur revient au présent, évoque son mec actuel, un mascu homophobe. Naturellement.

Le dégoût que provoque la lecture de ce texte — entre autres sensations et sentiments — ne vient pas de la certaine négativité qui s’en dégage. Précision. Je ne pense pas que la littérature doive relayer un positivisme faussement naïf qu’on nous relègue déjà à toutes les sauces. J’aime la négativité en ce qu’elle a de potentiel pour construire autre chose. Moi-même, j’écris sur la violence, et, c’est peut-être terrible à dire, mais j’aime écrire sur la violence, parce que j’aime en retracer son histoire, son archéologie, son système, pour la défaire, uniquement pour la défaire. Je n’aime pas la violence pour la violence. Complaisante, autosuffisante. Me déplaisent fortement le mortifère et l’attrait déplacé pour le macabre. De quel privilège peut-on jouir pour s’y intéresser, comme ça ? Je ne sais pas s’il y a des choses qu’il convient ou pas d’écrire. Mais le discours porté par ce texte sur l’homosexualité, univoque, quasiment monosémique, ne peut que provoquer un certain questionnement, sinon une colère (c’est-à-dire une forme bariolée de la tristesse agissante). Selon Nicolas Chemla et son narrateur, le pédé aime avoir « une bonne leçon de virilité  », le pédé est damné à l’errance perpétuelle, il aime être frappé par son mec, aussi, et, finalement, il est « assez pathétique ». Pourquoi ? Ce n’est jamais dit, jamais exploré. Tout est creux. Plus loin, est écrit, « Les Croates sont grands et forts, et beaux. », suivi très rapidement d’une scène fantasmée, à nouveau, où ces « Croates » (avec un C majuscule, forcément), l’enculent, l’insultent, le rabaissent, l’humilient, le tuent.

Fin du premier texte que contient le livre. Écrit en 2007, c’est indiqué, jamais publié auparavant.

Le pire se situe certainement dans le Post-Scriptum, second texte. Une justification très éclairante sur les raisons de la publication de ce livre aujourd’hui, en 2024. Car la question a été posée, « avec les gars et les filles de “Vrilles” » : quel intérêt à publier ce texte ? La réponse est lacunaire : la honte de sa propre homosexualité. D’accord. Suivie d’une liste de vérités assénées avec assurance qui démontrent une très grande méconnaissance de la sociologie actuelle de l’homosexualité — parmi : il est aujourd’hui très simple pour un jeune pédé de trouver des camarades et une communauté, l’homosexualité contemporaine ne se vit qu’à travers le capitalisme (oui, le capitalisme gangrène et s’accapare de tout, mais l’auteur semble oublier toute la force de résistance élaborée, construite et toujours en action dans les réseaux d’entraide militants, les squats, les milieux artistiques et culturels, etc.), jusqu’à ce dernier paragraphe paroxysmique dans ce qu’il relève de raciste et de classiste. Nicolas Chemla situe la difficulté de vivre homosexuel « après le périph ». Il désigne les haineux en ces termes : « dans les yeux d’Abdel », ceux qui « grandissent dans un monde où c’est haram de ouf », « les néo-bigots islamisés », ou encore les « followers de Médine et Benzéma ». Ce discours procède d’une logique fémonationaliste et homonationaliste, un raisonnement qui divise la société en deux, qui sépare l’occidental (soi-disant tolérant, libéral) et le musulman (forcément intolérant, sexiste et homophobe) — cf. Homonationalisme de Jasbir K. Puar à ce sujet, comme base de réflexion. L’auteur participe à la confusion de la définition d’un ennemi politique et esthétique : définition nécessaire à son combat. N’est jamais évoquée l’origine de l’homophobie et de la distinction intellectuelle des orientations sexuelles, absolument occidentale. Ne sont jamais convoquées les figures contemporaines d’une homophobie plus ou moins institutionnelle, des sénateurs de droite et d’extrême droite à Marguerite Stern et Doura Moutot aux groupuscules identitaires en passant par tous leurs épouvantails fascisants et catholiques.

Et puis, à nouveau, il définit des personnes en les réduisant : soit à leur physique, soit à leur discours. Il leur prête : comportements et pensées.

Il y aurait tant à dire, encore, du mépris qui ponctue toutes ses phrases et de ses objets. De l’instrumentalisation dont il fait preuve — ou dont il est victime, mais je ne voudrais pas lui soustraire sa clairvoyance. Du sentiment d’autorité et de la prépotence qui transpirent le langage à chaque phrase. Je reviens à Deleuze : « L’écriture est inséparable du devenir […]. Devenir n’est pas atteindre à une forme (identification, imitation, Mimésis), mais trouver la zone de voisinage, d’indiscernabilité ou d’indifférenciation […] : non pas imprécis ni généraux, mais imprévus, non-préexistants, d’autant moins déterminés dans une forme qu’ils se singularisent dans une population. »

Si les beaux livres sont censés être écrits dans une sorte de langue étrangère, celui de Nicolas Chemla est écrit dans une langue bien connue et qui semble se répandre de plus en plus dernièrement : une langue teintée d’un brun très préoccupant.

 Nicolas Chemla, Amsterdam, Zone Critique collection « Vrilles », 2024, 7 euros.

Baptiste Thery-Guilbert

 

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