La conspiration - Épisode 1

Le génie électrique - Marcel Boiteux et les magiciens du Boulevard Saint Michel.

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#27, le 13 septembre 2015

Le génie électrique.

Les magiciens du Boulevard Saint Michel.

L’économie commence toujours par un redressement, une rationalisation.
Un des meilleurs exemples que nous pouvons avoir de cette mise au pas est « l’électrification ».

La fourniture à tous de l’énergie électrique fut aussi le prétexte au quadrillage complet du territoire. Quadrillage matériel par les centaines de milliers de cables qui relient les centrales aux compteurs particuliers. Quadrillage des besoins : comment vivre sans électricité ? Comment ne pas être branché sur le grand système électrique, ses industries et ses réseaux ?

Les ingénieurs économistes ou économistes ingénieurs qui ont construit ce grand système ont consciemment envisagé « l’électrification » selon un schéma économique de mise en conformité ou de normalisation des comportements, au moyen des instruments économiques néoclassiques (tarification, évaluation, comptabilisation).
Le modèle électrique français est même un modèle universel. En particulier pour sa « tarification rationnelle ».
Ouvrons la porte de l’École des Mines (Boulevard Saint Michel) pour y rencontrer les plus hauts dirigeants d’EDF.
EDF, ce monopole public, constitué par la synthèse gaullo-communiste, qui tente alors de « blanchir » les constructions économiques du régime de Vichy.

Nous rentrons ainsi dans le monde des ingénieurs économistes néoclassiques.
Depuis le tout début du 19e siècle, depuis que la révolution est “institutionnalisée” et que commence « l’ère des barons d’Empire », la France est la patrie des ingénieurs économistes. Dans toute cette histoire industrielle, parallèle, un personnage domine : l’ingénieur entreprenant ou conquérant qui, par M. VERNE Jules interposé, deviendra un personnage de roman. M. EIFFEL Gustave transformé en Robur le Conquérant, M. DE LESSEPS Ferdinand magnifié en colonisateur philanthrope, etc.
L’ingénieur est le personnage romantique qui unifie trois aspects de la modernité triomphante : (1) la capacité, voire l’inventivité, technique, par exemple l’ingénieur aéronautique ou le concepteur de nouveaux avions, (2) l’esprit d’entreprise, la volonté de la réalisation industrielle de l’invention technique, en continuant l’exemple, le fabriquant d’avions, l’avionneur, et (3) nouant la capacité technique, la force industrielle et la rationalité économique (la concrétude comptable financière) la capacité de l’analyse économique ou du calcul technico-économique (nous retrouvons ici la fusion du technique et de l’économique).

Les ingénieurs économistes peuvent être de brillants inventeurs et de grands industriels (M. CITROEN), ou peuvent être plus effacés, grands serviteurs de l’État. C’est ceux que qui font l’objet de la présente analyse : DESSUS, BOITEUX, MASSE, BERNARD, etc. En France, l’École des Mines (avec Maurice Allais) ou l’École Polytechnique sont des centres d’accueil et de formation de ces ingénieurs néoclassiques.
L’économie globale, nationale ou autre, est pensée comme un système de systèmes techniques interconnectés. La mise en liaison, l’interrelation générale, des systèmes techniques s’effectue par l’intermédiaire d’un schéma de calcul uniforme, comme un plan monétaire comptable. Ce plan monétaire d’uniformisation est pensé en termes techniques ; la monnaie est un nouvel instrument technique. L’évaluation mesure uniforme qu’implique l’interrelation générale passe par la détermination d’un ensemble de prix calculables. C’est là, précisément, qu’intervient la notion de « marché ». Au sens néoclassique, un marché est simplement une méthode de calcul ou d’évaluation, un automate de calcul qui permet de générer les bases de l’évaluation.

Nous retrouvons alors M. BOITEUX Marcel. C’est un spécialiste de ce type de calculabilité.

Marcelle Boiteux

La trajectoire de M. BOITEUX doit être liée à celle de son mentor, M. DESSUS Gabriel, polytechnicien vichyssois qui deviendra Directeur Commercial d’EDF après sa réintégration rapide à la Libération, et à celle de son ami, M. MASSÉ Pierre, qui fut Commissaire Général au Plan de 1959 à 1965 avant de devenir Président d’EDF de 1966 à 1969.

Gabriel Dessus
Gabriel Dessus

M. DESSUS est un personnage important de la technocratie française qui prend toute son importance politique pendant le régime de Vichy. En 1941 est créée la Délégation Générale à l’Equipement National (DGEN), ancêtre du Plan National lancé début 1946 par M. DE GAULLE Charles. DESSUS Gabriel pose les fondements de la planification française et de la politique d’aménagement du territoire dans une série de rapports réalisés entre 1942 et 1945. L’ensemble de ces rapports sont réunis dans neuf fascicules publiés en 1944-1945 par la DGEN.

Dès le début de 1941, M. LEHIDEUX François (beau fils de M. RENAULT Louis, directeur des usines RENAULT) prône la mise en œuvre d’un grand plan d’équipement. M. LEHIDEUX deviendra ministre de la production industrielle en juillet 1941. Il sera d’abord remplacé par M. GIRAUD Henri, commissaire aux travaux de la région parisienne, puis par M. SURLEAU Frédéric, polytechnicien et inspecteur général des Ponts & Chaussées.

C’est à ce moment que M. DESSUS Gabriel entre en scène. En septembre 1942 il est demandé à M. DESSUS Gabriel de réfléchir aux modalités de la « décentralisation industrielle » (rendue nécessaire par les bombardements, destructeurs des « concentrations industrielles »). La politique d’aménagement du territoire et la planification sont inséparables du contexte autoritaire du régime de Vichy. La « Révolution Nationale » est construite à la fois sur « la modernisation » de l’équipement industriel et sur la préservation de « l’ordre éternel des champs ».

En janvier 1943, DESSUS Gabriel rédige le premier rapport en vue de la planification.
Ce premier rapport s’attache à définir la notion de décentralisation industrielle et élabore le cadre dans lequel cette décentralisation doit s’insérer. DESSUS Gabriel est polytechnicien. Il fait donc partie des corps de l’État. Il est également directeur des services techniques de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité.
Le ministère de l’Économie Nationale du gouvernement de M. DE GAULLE intègre en 1946 l’équipe de M. DESSUS. En effet, il faut remarquer que le passage du régime de Vichy au nouveau gouvernement provisoire de M. DE GAULLE se fait sans rupture, pour tout ce qui concerne l’organisation nationale économique (planification, équipements, infrastructures, aménagement, etc.). Tous les plans de Vichy seront maintenus, ainsi que ses polytechniciens technocrates. M. DESSUS Gabriel rejoint EDF en 1946, où il va mettre en œuvre la fameuse tarification néoclassique au coût marginal. C’est à ce moment qu’il fait appel à M. BOITEUX Marcel dont la thèse d’économie, sous la direction de M. ALLAIS Maurice, soutenue en 1949, porte sur la tarification optimale.
En 1950, M. DESSUS Gabriel va être nommé membre de la Commission centrale d’études pour le Plan national (en prolongement de ses activités à la DGEN de Vichy).

C’est à ce moment que commencent à se dessiner ses politiques tarifaires de style néoclassique. Il est à noter que ces politiques tarifaires s’inscrivent dans un ensemble « pour un plan national d’aménagement du territoire ». Gabriel DESSUS écrira à ce sujet une synthèse dénommée : Éléments d’une politique de localisation des industries (1950). Il est décisif de comprendre que l’aménagement du territoire est envisagé en termes d’évaluations monétaires ou de tarifications. DESSUS Gabriel est le personnage clé de cette conception néoclassique. Plus tard, en 1971, DESSUS Gabriel rédigera un article général : Les principes généraux de la tarification dans les services publics, publié par l’Association française de Cybernétique économique, AFCET.

Le texte de M. BOITEUX Marcel intitulé Le calcul économique dans l’entreprise électrique, publié par la Revue de l’Énergie en mars 1987 est un prolongement de l’article précédent de M. DESSUS. Plus généralement M. BOITEUX doit être considéré comme le continuateur de G. DESSUS. M. BOITEUX entre à EDF en 1949 à la demande de M. DESSUS. M. BOITEUX rejoint ainsi les corps de l’État dans le cadre de la technocratie d’origine vichyste.

Dans la préface d’un ouvrage clé de cette théorie néoclassique consacré aux problèmes de l’énergie, et dénommé Énergie, Économie et politiques, La nouvelle économie de l’énergie, analyses, marchés et politiques, M. BOITEUX Marcel écrit :
« En 1948, le directeur commercial de la toute jeune EDF, Gabriel DESSUS, me dit, à la sortie d’une conférence où j’avais remplacé mon maître et directeur de thèse, Maurice ALLAIS, “je suis en charge de rebâtir les tarifs français de l’électricité ; j’ai consulté quelques éminents professeurs sur ce que pouvait être une tarification d’intérêt général, et il m’a semblé, à travers les propos divers de ces messieurs, que la vente au coût marginal était bien dans la ligne de mes préoccupations. Mais sitôt qu’on veut passer du principe à la pratique, tout s’effondre. Dans le cas d’une centrale hydroélectrique, ou bien, la nuit d’été, la demande est insuffisante, l’usine déverse, et le coût du kWh supplémentaire, le kWh marginal, est nul ; ou bien la centrale fonctionne à pleine puissance et il n’est pas possible de produire un kWh de plus. Dans le cas d’une centrale thermique, la situation n’est guère meilleure ; ou bien la centrale ne fonctionne pas à pleine puissance et le coût d’un éventuel kWh supplémentaire se limite à la dépense de charbon ; ou bien on tourne à plein et, si l’on veut forcer la marche, tout va sauter. Mais si la vente au coût marginal ne couvre que les dépenses de combustible, qui paiera les charges fixes ?” Et il ajouta : “Vous venez, dans votre conférence, de vanter les mérites de la vente au coût marginal. Vous devez avoir quelques idées sur la question. Accepteriez-vous de travailler pour nous ?”. Ainsi se font les carrières. »

M. BOITEUX est même réputé comme l’inventeur de la tarification rationnelle de l’électricité. Sur cette tarification marginale, nous pouvons renvoyer à l’un des plus anciens articles de M. BOITEUX, La tarification des demandes en pointe, application de la théorie de la vente au coût marginal, Revue Générale de l’Électricité, août 1949. C’est à partir de ces études économiques que M. BOITEUX fera carrière à l’EDF jusqu’à en occuper la Direction Générale. M. BOITEUX est un spécialiste de recherche opérationnelle qui travaillait sur les programmes d’organisation économique des réseaux (électriques), organisation reposant sur des marchés, des systèmes automatiques d’évaluation (ou de tarification).

Témoignent tous ses articles :
La tarification au coût marginal des demandes aléatoires, cahiers du séminaire d’économétrie, n°1, 1951 ;
Les tarifs de la concession d’alimentation générale d’EDF, Revue Générale de l’Électricité, décembre 1957.
Le grand résultat de cette théorie technocratique est celui de l’indistinction de la planification et du marché. Le plan fonctionne avec des automates périphériques, des capteurs, nommés marchés : automates d’évaluation, machines automatiques de mesures, compteurs “intelligents”, etc. Et ce marché, à partir du moment où on en possède la théorie mathématique complète, est entièrement calculable et devient un simple élément subalterne du plan.

La tradition qui mène de M. ALLAIS Maurice (École des Mines, Prix Nobel d’économie 1988) à M. TIROLE Jean (Toulouse School of Economics, Prix Nobel d’économie 2014) en passant par M. BOITEUX (élève de M. ALLAIS) et M. MASSE Pierre (Commissaire au plan, président du conseil d’administration d’EDF) est une tradition d’ingénieurs de la planification.

Ces ingénieurs économistes de la planification (de l’équipement, de l’aménagement) au moyen de marchés artificiels concentrent plusieurs formes de pouvoir :
– Ce sont de très hauts serviteurs de l’État, ceux qui composent la haute administration technocratique des grands corps ;
– Ce sont des représentants autoproclamés de « La Science » au service du peuple des besoins ; M. BOITEUX est un chercheur économiste membre de l’Académie des sciences morales
– Ce sont de hauts dirigeants de très grandes entreprises ;
– Dans le cas BOITEUX ce pouvoir technocratique est renforcé par la participation au système gaullien de l’énergie nucléaire ; M. BOITEUX est un nucléocrate. Il faut à ce titre rappeler l’existence du documentaire "Spécial investigation" diffusé par Canal + le 4 mai 2015, qui contient une interview de M. BOITEUX reconnaissant qu’EDF a opéré des rejets volontaires de plutonium dans la Loire pendant 5 ans suite à l’accident nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux de 1980 (Loir-et-Cher). "Ce n’est tout de même pas grand-chose" est sa réponse au journaliste venu lui montrer un document interne d’EDF de l’époque sur le sujet.

Tous ces ingénieurs ont l’habitude de commander, de définir impérativement des modes de gestion indiscutables puisque “scientifiques”. Ce sont les agents principaux de ce que nous nommons taylorisme politique. Les réseaux et les entreprises de réseaux qu’ils dirigent, de la théorie à la pratique, possèdent une importance stratégique, politique autant qu’économique. Ces ingénieurs hauts fonctionnaires sont des rouages essentiels de l’autorité politique hiérarchisée. Pour conclure, nous pouvons donner une définition provisoire de l’ingénieur économiste : commissaire au ministère du redressement des comportements inadaptés.

Carrière de Marcel BOITEUX

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, section Sciences (1943 et 1946)
Évadé de France par l’Espagne (1943), Campagnes d’Italie et de France (1944)
Agrégé de Mathématiques (1946)
Diplômé de l’Institut d’Études Politiques, section Économique (1947)
• Attaché au Centre National de la Recherche Scientifique (1947-1949)

Électricité de France
• Ingénieur au Service Commercial National (1949-1956)
• Ingénieur au Service des Études Économiques Générales (1956-1957)
• Directeur des Études Économiques à la Direction Générale (1958-1966)
• Directeur Général Adjoint (1967)
• Directeur Général (1967-1978)
• Président du Conseil d’Administration (1979-1987)

Recherche-Enseignement
• Professeur d’Économie à l’École Supérieure d’Électricité (1957-1962), puis à l’École Nationale des Ponts et Chaussées (1963-1967)
• Président de la Société Internationale d’Économétrie (Econometric Society) (1959)
• Président de la Société Française de Recherche Opérationnelle (1960-1964)
• Président de l’Association Française d’Informatique et de Recherche Opérationnelle (1965)
• Président de la Fédération Internationale des Sociétés de Recherche Opérationnelle (IFORS) (1965-1966)
• Docteur honoris causa Yale University (1982)

Conseils, Comités, Instituts
• Membre (1965-1968) et Président (1966-1967) du Comité Consultatif de la Recherche Scientifique et Technique
• Membre du Comité de l’Énergie Atomique (1967-1987)
• Vice-Président de l’Union Internationale des Producteurs et Distributeurs d’Énergie Électrique (UNIPEDE) (1967-1987)
• Membre des Conseils d’Administration du Centre National d’Études Spatiales (1967-1972), de l’École Normale Supérieure (1972-1991), de l’Institut Pasteur (1973-1985), de l’École Nationale d’Administration (1980-1983)
• Vice-Président de l’Association des Cadres Dirigeants de l’Industrie (ACADI (1979- )
• Membre du Conseil Consultatif de la Banque de France (1980-1987), puis Membre honoraire
• Membre de la Commission Trilatérale (1980-1996)
• Président du Centre Européen de l’Entreprise Publique (1982-1985), puis Président d’honneur
• Vice-Président du Comité national de l’Organisation Française (CNOF), (1983-1986)
• Président de l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) (1985-1994)
• Président de l’Institut d’expertise et de prospective de
l’École Normale Supérieure (IEPENS) (1985- 2000)
• Président du Conseil Mondial de l’Énergie (1986-1989), puis Président d’honneur
• Président de la Commission de Réflexion Économique pour la préparation de l’échéance 1992 (1987-1990)
• Président de la Fondation Électricité de France (1987-2001)
• Président de l’Institut Pasteur (1988-1994), puis Président d’honneur
• Président de l’Instance d’Évaluation de la politique des transports de la Région Parisienne (1995- 1999)
• Président du groupe « Transports : choix des investissements et coût des nuisances », au Commissariat Général au Plan (2000-2001)..

PRINCIPALES FONCTIONS ACTUELLES

  • Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques depuis 1992 (Président, 2002)
  • Président, Vice-Président ou Administrateur de divers organismes (Biosphère, ACADI, Fondation Hôpitaux de Paris, Fondation du Patrimoine, etc...)
Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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