Doublé en extérieur d’une sécurité infrarouge, le mur d’enceinte de six mètres est auréolé de barbelés et d’une ribambelle de caméras de très haute précision. Au sol, sous le bitume, tout autour du bâtiment, une technologie israélienne de fibre optique détecte les mouvements. À l’intérieur, la circulation est sans cesse interrompue par des sas, caméras thermiques, vitres blindées, double, triple codages, surveillant·es de couloirs. 25000 points de sûreté, presque autant que dans une centrale nucléaire. Les centres de données (ou data center [1]) sont aujourd’hui les infrastructures les mieux surveillées et les plus efficientes de France, avec des moyens capitalistiques inégalés pour des objets d’une incomparable technicité. Un métier d’expert, une réglementation ICPE [2] parmi les plus rigoureuses d’Europe. Des murs antibruit garantissant 45 décibels en façade, des parois coupe-feu, des systèmes de ventilation, de refroidissement et de maîtrise de l’humidité pour maximiser le confort et donc la puissance des microprocesseurs très sensibles aux variations hygrométriques, des revêtements absorbant la poussière. Rien n’est trop cher pour protéger et optimiser le lieu d’échange de la valeur. Car ce n’est ni au moment de sa création, ni durant son traitement, ni pendant son stockage que la donnée prend de la valeur. Ce qui crée de la valeur c’est sa circulation. Pierre d’angle du système technique numérique, le centre de données urbain, via les multiples interconnexions réseaux qu’il propose, est le nœud de cet échange. Cocon technologique, il est l’infrastructure privée de l’interconnexion des flux. Sur le site internet de l’un des plus grands opérateurs, on peut lire : « Interxion est le hub [3] d’inter-connexions des entreprises du numérique au niveau mondial. Depuis 20 ans, nous aidons nos clients à accroître leurs parts de marché, à améliorer la qualité de leurs services et à conquérir de nouveaux marchés. » Dans le hall immaculé du bâtiment flotte un fanion : 100 % d’énergie renouvelable, un PUE [4] irréprochable. Un grand patron sympathique, souriant et fier de rappeler le succès capitalistique de son groupe qui, en 2020, gère 295 centres de données à travers le monde, une dizaine en région parisienne. Transparence sur les chiffres de la success story : un chiffre d’affaires de 47 milliards, soit 2 fois celui d’Orange, 10 fois Atos, 30 fois Air France-KLM. Interxion, premier groupe européen, a fusionné en 2021 avec Digital Realty, devenant ainsi le premier opérateur mondial de centre de données. En 2021, il y a plus de 8 200 bâtiments dédiés dans le monde le classement mondial est dominé par l’Amérique ; suivent : l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Chine. La France est classée en huitième position avec quelque 250 centres de données recensés. À l’échelle de la région Île-de-France, on compte 130 sites pour 155 bâtiments [5], soit l’équivalent en consommation des deux réacteurs à eau pressurisée de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine [6]. En 2020, le rapport Knight Frank sur le développement des centres de données a annoncé que le quatuor de tête des villes européennes accueillant cette industrie (Londres, Dublin, Francfort, Amsterdam et Paris) devrait dédier une puissance de 1000 Mégawatt [7] (1 gigawatt) d’électricité aux centres de données avant 2023 [8]. Ce chiffre est aujourd’hui dépassé.
Livré en 2011 en bordure de l’A86, le centre de données décrit plus haut fait face aux pavillons de la rue Rateau [9], il consomme 20 Mégawatt (MW) en usage constant sur 32 MW électriques contractés à l’opérateur électrique de distribution Enedis, soit l’équivalent en consommation électrique d’une ville de 50000 habitant·es [10]. D’une superficie de 4500 m2, le bâtiment se découpe pour moitié en espace technique dédié au fonctionnement et à la sécurité électrique (salle de batteries, d’onduleurs, d’automates, de refroidisseurs, de groupes électrogènes). Dans l’autre moitié, on trouve les salles informatiques où les plus grands groupes sont en colocation : Amazon, Microsoft, Google, des sociétés d’assurances, des entreprises du CAC 40 comme Total (qui, avec 1,3 milliard d’euro, représente le plus important budget informatique de France). Ici, c’est un accès direct à Microsoft Azure, Amazon Web Services et Google Cloud, aux points d’échange Internet France-IX, SFINX et PARIX et à plus de 89 opérateurs fixes et mobiles, FSI [11] et CDN [12].
En face, de l’autre côté de l’autoroute, des grues s’agitent pour édifier un nouveau bâtiment quatre fois plus grand [13] sur les sept hectares de l’entreprise aéronautique Eurocopter [14] qui était l’une des dernières vastes emprises foncières de l’établissement public territorial de Plaine commune. Ce site deviendra le plus grand campus numérique de France avec 40 000 m2 de salle et 130 MW de puissance électrique. En 10 ans, la France est devenue l’un des plus importants hubs européens sur le marché de la donnée avec le duopole Paris-Marseille. Le phénomène d’accroissement exponentiel de la data se poursuit à un rythme de 130 à 160 % par an [15]. Soit une multiplication par dix tous les six ans. D’ici 2024, l’ensemble des deux mille plus grandes sociétés par actions mondiales (Forbes Global 2000) [16] aura accumulé assez de données pour qu’il soit besoin d’accéder à un calcul quantique afin de les gérer efficacement [17]. Les industriels du numérique réservent foncier et MW en prévision.
L’accélération et l’expansion numérique [18] ont un coût et un impact, pour traiter des données de plus en plus massive et complexe, les infrastructures numériques nécessitent des emprises spatiales de plus en plus vastes et, bien sûr, toujours plus d’électricité et de ressources [19]. Comme nous l’avions montré en 2019 avec Cécile Diguet et Laurent Lefebvre dans la recherche Ademe et le rapport publié [20], les chiffres ne cessent d’augmenter en dépit de leur caractère délirant : Anders Andrae et Tomas Edler du centre de R&D Huawei à Stockholm annonçaient en 2015 [21] un maximum de 13 % de l’électricité mondiale consommée par les centres de données en 2030, et 51 % pour le secteur informatique dans sa totalité (terminaux utilisateurs, infrastructures réseaux, data center). Le think tank The Shift Project a revu en 2019 ce scénario catastrophe à la baisse mais estime néanmoins que le secteur numérique pourrait représenter 25 % de l’électricité mondiale en 2025. La consommation avoisinerait toutefois aujourd’hui 10 % de la production électrique mondiale.
Une nouvelle infrastructure se déploie. « Au xixe siècle, on construisait des gares, au xxe des autoroutes, au xxie siècle des centres de données », répètent à l’envi les grands dirigeants du numérique qui, dans un tour de passe-passe sémantique, endossent le rôle de grands bâtisseurs d’infrastructures publiques dans l’intérêt général. Mais que reste-t-il de « public [22] » dans ces infrastructures ?
Le secteur public (collectivités, opérateur de fibre, d’électricité) est KO face aux géants du numérique. Aucune création d’infrastructure n’a rapporté autant d’argent aux actionnaires de ce secteur privé et si peu aux collectivités. Pour ce qui est des services rendus à la société civile, ils doivent aussi se mesurer à l’aune de la remise en cause de l’ultraconnexion généralisée comme mode de vie, de l’excès d’écran et de la collecte des données personnelles. Comme s’il y avait une impérieuse nécessité à être connecté 24 heures sur 24 à du très très haut débit sur plusieurs écrans en simultané. Ce numérique-là est morbide [23], il n’est en rien une nécessité vitale, il n’est pas non plus un service public comparable à celui que fut un temps celui de la santé, de l’assainissement ou de l’électricité. Toute raison gardée, un dixième de la connexion déployée aujourd’hui, peut-être même bien moins, suffirait. Pour l’évaluer, il faudrait d’abord se mettre collectivement d’accord sur le projet technique et numérique de nos sociétés, à quelles fins et selon quels modes de gouvernementalité penser cet outil de communication, par ailleurs remarquable sous bien des aspects. Et à partir de cette finalité sociétale pourrait se poser la question des moyens techniques et infrastructuraux à déployer, dans la mesure de la finitude des ressources qui menace chaque jour nos existences.
À l’heure où ce qui est en jeu est l’habitabilité de la planète, l’hégémonie néolibérale nous presse encore à croire que le dépassement de la crise organique du capitalisme viendrait par le salut de ses forces techniques internes que sont l’innovation, la transition orientée croissance verte et le tout numérique. Le système numérique apparaît comme le parangon dystopique de la modernité (surconsommation électrique, traçage, fusion, contrôle en temps réel). La fuite en avant des GAFAM24 et des grands industriels de centres de données s’illustre comme l’un des plus cuisants symptômes de cette dramatique fantasmagorie. Ils déploient dans une vertigineuse débauche de flux ce qui est le nœud même de la logique du capitalisme : l’expansion infinie. L’accumulation et l’ivresse technologique du secteur numérique apparaissent en contradiction totale avec la décroissance énergétique et le tournant technique dans lesquels il faudrait radicalement s’engager.
L’hypothèse de ce texte est que l’infrastructure numérique a un double : l’infrastructure électrique. Le continuum électrico-numérique compose une complexe infrastructure dont on peine à distinguer les rouages, trop grands, trop complexes. Pour démêler la rouerie infernale de la mégamachine, il faut revenir à la base : l’infrastructure et ses câbles. Alors que le numérique accompagne une électrification massive des usages (objets connectés en tout genre et numérisation des services), le système électrique, lui, dépend de plus en plus du numérique pour fonctionner (flexibilité, pilotage en temps réel). Le tout nécessite toujours davantage de centres de données pour interconnecter et traiter les données mais aussi d’infrastructures de production et de distribution électrique pour les faire fonctionner. L’analyse des connexions infra-territoriales du numérique révèle une infrastructure électrique à bout de flux. Saisir le numérique par sa matrice électrique, c’est recomposer une intelligibilité matérielle. Éclairer la matérialité du grand système technique électrique peut préfigurer de profondes restructurations, d’inévitables démantèlements. L’enjeu : débrancher des segments, réinventer des liens techniques sans forcer ni arraisonner le vivant ; repenser les structures et la gouvernementalité des réseaux pour bâtir d’autres communs techniques.