Biopolitique du confinement suspendu - Jacques Fradin

« Le nœud coulant de l’étranglement biopolitique : non pas le savoir ou la science, mais l’incertitude radicale. »

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Fable du déconfinement provisoire
Ou du confinement intermittent et répété.

Les sirènes de l’alarme se mirent à hurler.
Et les drones gardes se mirent à circuler au-dessus des rues en proclamant, hauts parleurs au maximum : confinement, confinement, le confinement reprend ce soir à 18 heures, couvre-feu à 19 heures et plan écarlate activé.

Nous allons montrer que « la société du risque », jusque-là pensée en termes étroitement économiques, avec les crises financières, tend à devenir la forme générale d’exercice du pouvoir biopolitique : pouvoir de la gestion du risque.
Pouvoir biopolitique non seulement légitimé par « la science », la techno-science bio-médicale par exemple, mais surtout par l’incertitude radicale, qui exige toujours plus de techno-science.
Incertitude ramenée à une sorte de course technoscientifique, pour réduire « le risque », risque qui, sans cesse, réapparaît et impulse un mouvement d’accélération au capitalisme biopolitique [1]. L’accélérationnisme se nourrissant sans cesse des désastres qu’il génère.

Prenons comme paradigme biopolitique la contrainte de vivre avec la pollution.
La croissance économique génère la pollution.
Impossible d’arrêter la croissance sous peine de crise économique puis sociale et politique.
Il faut donc vivre avec la pollution croissante et la destruction de tous les espaces.
Les conséquences sanitaires de cette pollution doivent être acceptées et la surmortalité en résultant n’être considérée que comme une bavure tolérable.
Appliquons cette logique coûts / avantages à l’épidémie actuelle.
Il faut vivre avec le virus, avec la menace épidémique et toute forme nouvelle de pandémie à venir.
Non pas la démocratie à venir, mais la pandémie à venir (cela s’appliquant à toute forme de désastre « écologique »).
Ainsi se dessine l’avenir biopolitique du monde ; autant que l’économie sera considérée comme une priorité indiscutable. La biopolitique étant une expression du gouvernement économique ou du despotisme économique.
Et c’est cette nouvelle expression du despotisme économique en despotisme biopolitique (si bien dénoncé par Agamben, LM 237, LM 238, LM 239) qui permet à l’économie de poursuivre son développement illimité. Par exemple, par l’usage systématique et technologique du désastre (écologique, épidémique) comme moyen de poursuivre sa route [2].
Biopolitique du confinement en récidive. La ritournelle du confinement comme métonymie du cycle du despotisme [3].

Nous sommes entrés dans le monde de « l’armée des 12 singes » ; sans qu’il y ait eu besoin d’écologiste radical accélérationniste, sans qu’il y ait eu besoin de complot apocalyptique.
Mais il faut convenir que la fable accélérationniste (voir note 1) ou que le mythe sauvage du complot écologiste radical, sauver la terre en détruisant la vie humaine, prend une saveur exotique.
Nous sommes entrés dans le monde du confinement intermittent.
Un rêve biopolitique, celui de la surveillance globale, se réalise (renvoyons aux articles d’Agamben, cités plus haut).
Au nom de la préservation de la vie humaine (mais pas celle des virus !) il va falloir démultiplier les procédures de contrôle, de surveillance et, finalement, de punition, des contrevenants, dont la réaction est immédiatement prévisible.

Essayons de présenter en quelques lignes la logique biopolitique du confinement intermittent ou répétitif.
Nous avons dit que ce mouvement, confinement, déconfinement, reconfinement, etc., devait se lire comme la métonymie du despotisme, du régime politique du capitalisme, qui est un régime cyclique (pouvant glisser, sans rupture, du libéralisme politique souple, mais ancré dans un libéralisme économique toujours autoritaire, jusqu’au fascisme contre révolutionnaire, la forme que prend le despotisme économique menacé).
Le despotisme économique est un régime politique cyclique et dont le cycle (la ritournelle) se calque sur celui de l’économie. Notre actuelle pandémie, et la crise économique associée, étant un exemple parfait de cette variabilité du despotisme ; qui avait pris un virage répressif sécuritaire bien avant la crise épidémique ou la crise économique associée. L’état d’exception ou l’état d’urgence étant toujours inscrits au cœur de ce despotisme, qui n’est que l’extension au monde entier (ou à la société entière) du « despotisme d’entreprise » avec son pouvoir autoritaire.

Bien entendu, comme en 2001 ou en 2008, il y a toujours un « bon prétexte » pour instaurer « l’état d’urgence ». Mais cet état d’exception n’a rien d’une exception ; il est toujours prévu de le sortir régulièrement de sa caverne constitutionnelle.
Il faut insister sur l’idée de prétexte imparable, le frère jumeau du mensonge déconcertant.
Et, de manière absolument stupéfiante, mais prévisible, les deux frères gardiens du despotisme (mensonge & menace) reviennent en guest stars.
Protéger, sauver, prendre soin, le care, tout cela constitue un prétexte imparable.
Prétexte toujours combiné aux mensonges les plus gros (comme celui du gouvernement qui se prétend le meilleur protecteur de ses sujets).
Nous retrouvons toujours comme noyau du despotisme la plus ancienne politique de la religion (pastorat et protection, aide et service [4]) avec sa corruption essentielle. Corruption qui se retrouve sous la forme de la corruption du serment d’Hippocrate, serment transformé en logique totalitaire bio-médicale. Maximisation biopolitique : qui aime bien contrôle bien, culpabilisation et châtiment, le plus ancien mode religieux.
Partons de l’hypothèse biopolitique, actualisée par la pandémie.
Une épidémie menace la vie ; il faut s’en protéger.
Et la défense de la vie exige des « mesures extrêmes ».
Il va falloir vivre LONGTEMPS avec le virus. Et, donc, il faudra continuer à observer LONGTEMPS les nouvelles règles disciplinaires, comme « la distanciation » ou « le confinement », règles permanentes dont l’application sera répétitive.

Mobilisons un vieux conte : tous n’en mouraient pas, mais tous étaient frappés ou menacés.
Traitons alors l’épidémie comme une maladie classique, le diabète, par exemple ; considérons l’épidémie comme un diabète généralisé à l’ensemble de la population, tout le monde étant supposé soit l’avoir, soit l’avoir eu, soit l’avoir en futur.
Il faut donc une surveillance permanente, style diabétique, mais adaptée à l’épidémie.
Les sujets du gouvernement économique deviennent, de plus, des malades « à suivre » ou à surveiller (sans parler de l’auto-discipline nécessaire).
En définissant les sujets comme des malades (en rémission) on introduit de nouvelles règles de l’espace public.
Protection d’autrui : port du masque obligatoire, obligation du masque dans l’espace public.
Distances de sécurité ; distanciation permanente dans l’espace public, interdiction des attroupements ou des concentrations (avec la question importante de la gestion de toutes les concentrations).
Suivi permanent statistique par des tests démultipliés.
Reprise régulière des confinements ; des confinements répétés étant prévisibles.
S’ensuit la mise au point de stratégies de confinement déconfinement à répétition.
Si l’on se concentre uniquement sur la question des distances à respecter, sur la question de la distanciation obligatoire, il est évident que les transports de masse et les écoles, les concentrations scolaires, posent de redoutables problèmes.
Ces problèmes exigent, pour leur solution, un accroissement de la surveillance et de l’auto-surveillance (ou de la délation) et un accroissement de l’autoritarisme (toujours notre glissement cyclique du despotisme, ici vers plus de dictature, médicalement justifiée).
Mais c’est toute l’activité professionnelle qui doit être repensée, au moyen d’un renforcement de toutes les normes de « sécurité ».
Avant même la reprise du travail il faut envisager un renforcement des contraintes au travail, pour le rendre « sûr ».
On peut imaginer des décalages horaires systématiques pour alléger la concentration dans les transports. On peut imaginer de veiller à ce que les entreprises, les bureaux mettent au point des protocoles de sécurité très contraignants.
Avec, derrière, la nécessité du renforcement de la fonction sécuritaire de l’État, pour rendre obligatoires les protocoles « de protection ».
Même chose pour les commerces. Modification de la structure des restaurants, des cafés, des cinémas, des théâtres, etc., pour les transformer en espaces de distanciation.
Tous les lieux de concentration sont à traiter comme des écoles.
D’un seul coup, le pouvoir disciplinaire revenu s’accroit considérablement.
Sans changement apparent de régime politique ; mais par glissement (techno) despotique.
Le système des économies, au moindre coût, qui avait présidé à la construction de tous les établissements de concentration (comme les restaurants) doit être remis en cause.
Avec des menaces de fermetures administratives de ces établissements qui deviendront hors normes (apparaîtrons les nouvelles normes N Covid).
Les concentrations de populations, fêtes, mariages, festivals, réunions politiques, manifestations ne seront plus autorisées.
Et, il faudra continuer LONGTEMPS à observer les règles de distanciation (incorporées dans les nouvelles normes N Covid).
Surtout que les tests, PCR ou sérologiques, ne donnent que des informations incertaines.
Et c’est cela, de nouveau (revenir au début de l’article) qui est le nœud coulant de l’étranglement biopolitique : non pas le savoir ou la science, mais l’incertitude radicale.

Cette incertitude absolue sera déployée comme justification des contrôles les plus sévères.

Une personne infectée (ou testée infectée) n’est pas une personne immunisée (lire la fable politique derrière la proposition bio-médicale).
L’immunisation définitive, par infection ou vaccination, n’est vérifiée que pour très peu d’infections. Et, pour notre cas pendable, à coronavirus, rhume, grippe, pneumopathie, l’immunisation par infection est de très courte durée ; durée essentiellement incertaine, certainement très courte (moins d’un an) et, surtout, soumise à des variations individuelles très fortes.
L’infection ne présente pas une protection, l’infection faite n’implique PAS l’immunité acquise (impossibilité du schéma de l’immunité de groupe).
Il y a même un risque, toujours l’incertitude, de réinfection chez les malades supposés guéris ; les anticorps ne protègent pas d’une réinfection, la mémoire immunitaire étant incertaine ou faible.
On peut même imaginer que des mutations virales s’effectuent pour contourner aléatoirement la mémoire immunitaire ; le processus viral restant en état de bon fonctionnement, par destruction sélection, la fameuse guerre de contournement de l’immunité.
Certes, les campagnes de tests, PCR ou sérologiques, ont une fonction statistique de gestion biopolitique, et non pas une fonction d’information individuelle (information qui restera toujours entachée de doute). Fonction statistique d’évaluer la proportion des personnes infectées, mais pas nécessairement immunisées ou seulement immunisées pour un temps court et toujours indéterminé.
La détection de l’infection n’étant la preuve de l’immunité, les règles de gestion biopolitique (que nous avons présentées juste avant) devront être maintenues LONGTEMPS.
Le temps long du longtemps étant la conséquence de l’incertitude radicale.
De plus, qui augmente le risque, pour les asymptomatiques il faut un délai de 15 à 30 jours pour l’apparition des marqueurs d’infection (que l’on peut tester).

Il faut donc considérer que les tests, surtout les tests rapides à bandelettes, grand public, ne sont que des check points de surveillance (qui seront automatisés, avec des testeurs digitaux connectés obligatoires remplaçant les montres). Car il faut renouveler la surveillance, comme pour les diabétiques (nous avons fait l’hypothèse d’un traitement biopolitique analogue à celui du diabète, traitement essentiellement construit sur des normes de sécurité et sur la surveillance).

D’où l’apparition inéluctable de passeports sanitaires ou de carnets sanitaires (sur le modèle des anciens carnets ouvriers) ; qui seront bien sûr digitalisés et mis à jour automatiquement (grâce aux bracelets électroniques connectés de tests).
Et il y aura des contrevenants, des fraudeurs et des falsificateurs, il y aura un marché du faux passeport sanitaire ; il y aura donc une police biopolitique spécifique (retour à la lutte contre « le marché noir »).
Tous ces tests, incorporés ou pas, vont permettre une surveillance statistique de la population malade ou infectée (ou en puissance).
En faisant l’hypothèse que la population infectée est immunisée, même pour un temps court, 1 ou 2 mois, il est possible alors d’effectuer un calcul économique, pour réorganiser la production.
Mais au niveau individuel, la notion de risque statistique ne joue jamais.
Au niveau individuel, le test rapide indique si oui ou non, présence ou pas d’anticorps, ont a été infecté. Mais cela n’est pas un indicateur fiable de protection immunitaire (vu ce que nous avons dit sur la mémoire immunitaire, auquel il faut ajouter la forte variation individuelle, la fameuse comorbidité ou l’état général physique ou psychique, les baisses d’immunité).
Le régime biopolitique se clôt alors par la transformation générale des malades en suspects.
Et retrouve ainsi les plus vieilles formes de police, avec les régimes de suspects.

[1Renvoyons à notre article, Néolibéralisme ou Turbocapitalisme, LM 232, sur la question de l’accélérationnisme.

[2Sur l’instrumentalisation du désastre, renvoyons à notre série sur La Conspiration des Ingénieurs, en particulier l’épisode 10, LM 40 du 14 décembre 2015 et le post scriptum, épisode 11, LM 171 du 29 décembre 2018.
Rappelons le thème de la série : « Une conspiration est, d’abord, une manière commune de respirer le même air (ou de chanter la même chanson). Une conspiration n’implique pas une conjuration formelle, mais plutôt un accord implicite, une connivence. Un accord qui peut évoluer, mais aussi se transmettre (comme pour une conjuration). Par exemple, par le moyen dynastique de l’héritage. La constitution d’une sorte de parti qui cherche à vaincre l’entropie. Il s’agit d’un projet, donc, qui se maintient dans le temps, dans le temps long. Avec des variations autour du thème principal. Quel projet, quel thème principal ? Nous le formulons ainsi : comment adapter l’humain aux conditions désastreuses, politiques, économiques, écologiques, de la survie en milieu catastrophique confiné ? (Plutôt que de transformer ces conditions). Tel est le projet : de la conformation à la sélection. »

[3Notons bien qu’il ne s’agit pas d’un glissement de « la démocratie bourgeoise » ou de « la démocratie représentative » vers le despotisme, despotisme qui ferait sa réapparition à travers la crise épidémique, après une éclipse de deux siècles. Mais que le despotisme économique qui caractérise (de toujours) la société capitaliste est un régime fluide ou flexible. Qui peut devenir plus ou moins dictatorial, voire fasciste, l’exemple des États-Unis de Trump étant significatif (de ce glissement d’un despotisme séculaire vers un autoritarisme de style fasciste, avec des milices armées).
L’analyse, bien trop gentille, de Gianfranco Sanguinetti, Le Despotisme Occidental, LM 239 du 20 avril 2020, loupe complètement le coche ; et nous devons nous inscrire en faux contre l’introduction suivante :

« La conversion des démocraties représentatives de l’Occident à un despotisme tout à fait nouveau a pris, à cause du virus, la figure juridique de la force majeure. »

Il n’y a jamais eu de « démocratie » mais toujours, depuis les monarchies libérales économiques de la fin du 18e siècle physiocrate, un despotisme économique.
Pour une analyse plus développée (quoiqu’insuffisante) renvoyons à notre série estivale sur le despotisme économique, Lundi Matin, LM 203 à 206, du 6 août 2019 au 9 septembre 2019, Qu’est-ce que le despotisme économique ?

[4L’idée de l’économie comme religion est ici essentielle. L’économie poursuit le plus vieux chemin de la religion politique ; en montrant l’aspect autoritaire, mesquin, hypocrite de toute religion au pouvoir. Et dès lors que la biopolitique bio-médicale devient le centre de secours du despotisme économique ou sa forme de crise, l’hypocrisie du serment d’Hippocrate (hypocrate) saute au visage.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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