Bunker

Petite chronique de la vie helvétique.

paru dans lundimatin#12, le 1er mars 2015

Le 26 janvier 2015, environ 200 requérants d’asile se rassemblent devant le siège de l’Hospice Général de Genève, une institution en charge de l’organisation de l’aide d’urgence accordée aux migrants. Les manifestants sont pour la plupart originaires d’Erythrée, de Syrie et du Soudan. Ils sont venus remettre une lettre de doléance à la direction de cette institution et se sont regroupés sur le parvis du bâtiment, sous la neige. Ils crient des slogans, dans l’indifférence totale de la cinquantaine d’employés de l’Hospice présents ce jour-là. Il s’agit de la première action publique de « Stop Bunkers », un mouvement qui regroupe les requérants d’asiles hébergés depuis des mois dans trois des nombreux abris de la Protection Civile (PCi) que comporte le canton de Genève, ainsi que dans différents foyers. Ce mouvement veut faire cesser l’hébergement dans des bunkers, ces sarcophages de bétons souterrains où des néons blafards diffusent leur lumière malsaine 24h sur 24, et où de la nourriture périmée leur est servie avec une incroyable régularité. En octobre 2014, une manifestation sur la même question avait été organisée par des requérants et leurs soutiens dans la ville de Lausanne.

Un certain nombre de migrants se sont retrouvés en abri PCi après l’incendie d’une aile du foyer des Tattes en novembre 2014. Cet énorme foyer est le principal centre d’accueil pour requérants d’asile à Genève. Il est situé à Vernier, banlieue pauvre de la Rome protestante où se mêlent quelques villas cossues et de longues barres d’immeubles. Coincé entre l’autoroute et un magasin d’ameublement suédois, à quelques encablures de l’aéroport, le foyer des Tattes est le vestige d’une autre forme de migration, celle des travailleurs saisonniers – Italiens, Espagnols, Yougoslaves, Portugais, etc. – qui venaient construire la Suisse, neuf mois par an, loin de leurs familles. Inauguré en 1987, les Tattes sont reconverties dans l’accueil des requérants d’asile à peine deux ans plus tard. Avec la disparition du statut de travailleur saisonnier à la fin des années 1990, seuls des réfugiés et des exilés y demeurent. Les pavillons du foyer des Tattes sont rapidement surpeuplés ; avec le temps, le nombre de places disponibles passe de 400 à 650. En silence, l’État entasse.

C’est dans ce contexte que les incendies se multiplient au foyer des Tattes. D’abord en avril 2010, puis à Noël 2011. Le second incident fait déjà une douzaine de blessés parmi les habitants qui tentent de fuir. Mais le dernier en date, le 17 novembre 2014, cause un mort et plusieurs blessés graves. Cette nuit-là, les portes coupe-feu empêchent les requérants de sortir du bâtiment. Certaines personnes n’ont plus d’autre choix que de sauter par la fenêtre. L’un d’eux décède, asphyxiée par les fumées toxiques. L’Hospice quant à lui, profite du sinistre pour retirer de l’argent aux requérants blessés « car ils ont bénéficié de repas à l’hôpital de Genève ». Les victimes valides des Tattes sont quant à elles incitées par l’Hospice à signer un document en français et non traduit qui les incitent à accepter entre 250 et 500 francs suisses comme solde de tout compte pour la perte de leurs biens, en échange de l’absence de poursuites contre l’Hospice.

Plusieurs plaintes pénales contre X pour lésions corporelles graves et mise en danger de la vie d’autrui sont déposées début décembre par des survivants des Tattes. Mais la machine à renvoyer ne se laisse pas impressionner. Un requérant d’asile russe ne pouvant désormais se déplacer qu’avec des béquilles est reconduit vers son pays d’origine quelques semaines plus tard. Deux autres requérants erythréens blessés dans l’incendie du 17 novembre sont actuellement en détention administrative et menacés de renvoi. Une pétition est diffusée pour que l’Etat revienne sur sa décision (LIEN).

Que le séjour des requérants d’asile prenne la forme d’une torture de basse intensité – incendies à répétition ou enterrement vivant dans des sarcophages de béton et de néons – n’est pas une erreur de fonctionnaires subalternes ; c’est le fondement même de la politique suisse d’accueil des migrants. Face aux demandeurs d’asile qui réclament la fermeture des abris PCi qu’ils considèrent comme inhumains, le discours de l’Hospice Général ou de Mauro Poggia, conseiller d’État en charge du dossier, font toujours part d’une impuissance totale de l’Etat à changer quoi que ce soit. La « pénurie de logement » et l’absence d’autres possibilités d’hébergement sont avancées comme les freins matériels à un meilleur accueil des requérants d’asile. En vérité, le pourrissement des conditions d’hébergement des migrants est la réalisation cynique de l’esprit de la Loi sur l’asile suisse. Il ne faut pas que les requérants d’asile soient incités à rester parmi « nous ». Leur sort est de faire le tour complet des procédures administratives suisses avant d’être renvoyés, quelque part, n’importe où.

En 1998, Rita Führer (ça ne s’invente pas), parlementaire d’extrême droite et Jean-Daniel Gerber, technocrate fédéral, rédigent un rapport commandé par le Conseil fédéral sur les « Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l’asile ». Ces deux humanistes avancent une série d’idées afin de rendre la Suisse moins attirantes pour les requérant d’asile et réduire ainsi les coûts liés à leur accueil. Dans le domaine des sanctions individuelles, il proposent « une réduction au minimum des conditions de logement, d’alimentation et des soins de santé dispensés ». Ces mesures visent notamment à accélérer les « départs non contrôlés et les disparitions » de réfugiés.

En mars 2005, le Tribunal fédéral – cour suprême helvétique – inscrit dans la jurisprudence le fait que « les prestations [logement, ateliers, aide d’urgence] ne doivent pas être de nature à inciter les requérants à rester en Suisse ». Cette jurisprudence vient nuancer la condamnation du Canton de Soleure qui avait mis à la rue des requérants d’asile déboutés. Genève n’échappe pas à cette logique. En 2013, le sinistre Conseiller d’État en charge de la sécurité, Pierre Maudet, rappellait son attachement à ces principes de dissuasion dans un entretien avec un quotidien de la place. Il y affirmait que « la fermeté est nécessaire pour diminuer l’attractivité de la Suisse » pour les requérants d’asile. Par ailleurs, il regrette que « beaucoup de requérants trouvent encore l’aide d’urgence préférable à la situation dans leur pays d’origine ». Mais Maudet n’osait tout de même pas avancer la possibilité de jeter des pierres sur les requérants d’asile déboutés. Monsieur reste un humaniste.

Pendant ce temps, environ 150 personnes (dont une majorité de requérants) ont participé à l’assemblée de « Stop Bunkers » du 24 février dernier. Les requérants se sont succédés au micro pour raconter les conditions de vie dans les bunkers et réclamer leur fermeture. A un moment donné, un jeune erythréen fait part à l’assemblée de ses craintes quant à la situation de deux de ses amis et ex-résidents des bunkers qui ont disparu depuis le début du mois de février. Ces deux « déboutés », comme les nomment le langage administratif de la gestion des migrations, ont sans doute été arrêtés par la police suisse et placés dans l’un des deux centres de rétention du canton de Genève avant renvoi en vol spécial. Tout le monde écoute la traduction en français de son intervention. Une certaine colère est palpable dans l’assemblée à l’évocation de son histoire. Nul ne sait encore ce que donnera ce mouvement, encore tout neuf, dans les temps à venir. Ce qui est certain, c’est que sa force lui vient de son autonomie. Et qui sait, peut-être entamera-t-il, autant que faire se peut, la résignation qui règne en maître dans le petit marais de la Confédération helvétique.

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