Peut-être pas – ou pas complètement. Car si la question de l’efficience est cruciale, il ne faut pas évacuer celle de nos façons de connaitre. En remarquant que Morizot affirme que son dernier livre, l’Inexploré (Wild Project, 2023), est un livre d’épistémologie, et qu’il est passé d’un appui positiviste à une démarche réflexive par rapport à la science, il est même possible d’affirmer avec lui l’importance des enjeux épistémiques dans notre situation. A condition de gauchir la pensée du vivant, c’est-à-dire de la dévier, pour qu’elle aille de l’« épistémopolitique » et de la « diplomatie » vers la gnoséosophie.
1- L’inexploré
Dans l’Inexploré [3], Baptiste Morizot nous invite à partir de l’idée que nous sommes dans une situation particulièrement instable, et affirme qu’il est nécessaire d’inventer une façon de penser qui soit en prise avec cette situation si nous voulons en faire quelque chose – y jouer un rôle.
Disons-le d’emblée : la difficulté tient au fait que pour faire le bon constat sur la situation afin de trouver la bonne attitude, il faut adopter la pensée apte à faire le bon constat [4]. Ceci renvoie à la nécessité de partir de la situation actuelle en considérant que la pensée fait partie de la situation – et même, que les événements qui nous arrivent sont pour partie constitués de et par la façon dont on les reçoit et y réagit, en plus de les avoir peut-être agi.
Dans cette perspective, Morizot pense que la situation est la suivante : il y a une « crise écologique systémique » et une crise de la pensée. Les deux se conjuguent dans le fait qu’il y a une crise de la nature : la nature est troublée, et on ne sait plus ce qu’est la nature. En ce sens, nous en serions revenus au « temps du mythe » – quand on ne comprend plus ce que sont les êtres alentour [5].
Il pense heureusement que si la crise de la pensée fait partie de la situation et la réfléchit, elle peut aussi l’infléchir. Et pour le faire en un sens opportun, l’auteur propose en premier lieu d’être fidèle à cette crise : accepter d’être dans une situation instable et d’avoir à prendre des décisions (c’est l’étymologie du mot crise). C’est-à-dire qu’il faut éviter de nier la crise, bien sûr, mais aussi d’être catastrophiste, ou de se complaire dans le chaos [6] ; ou encore de continuer la critique as usual, ne jurer que par l’opposition frontale.
Comment faire ? Pour infléchir cette situation réfléchie, Morizot nous invite à transformer en nous la crise de la nature en crise du vivant, et entreprendre de modifier, par là-même et par la suite, notre rapport au vivant – à mieux traiter le vivant en le sortant de la « nature ».
Il s’agirait de devenir « diplomate ». La bonne attitude est la diplomatie parce qu’elle permet de ne plus être dans un schéma où l’homme ferait face à la nature : elle opère le glissement vers le vivant en échappant à une situation où deux camps sont irréconciliables. Mieux : elle permet d’être côte à côte avec le vivant (puisque nous sommes vivants) plutôt que face à face avec la nature. Ainsi ouvre-t-elle à la multiplicité des relations possibles avec le vivant. Ainsi ouvre-t-elle au « continent » englouti et « au middle ground » entre la Politique et la Nature, par conséquent à « l’alterpolitique ». En un mot : à l’inexploré [7].
Ce que prétend Morizot, donc, c’est que la « diplomatie » caractérise une pensée autant qu’une pratique [8] : alors que l’on avait tendance à stabiliser la Nature directement, par principe et avant même de la connaître, cette attitude permet de stabiliser des relations avec le vivant à même l’enquête menée à son sujet [9]. C’est en ce sens qu’elle est une « épistémopolitique ». Elle sait que « pour sortir les non-humains de l’ancienne nature, c’est la manière de décrire, présenter, stabiliser des formes de production de savoir qui est en jeu » (183). Il en va de la possibilité de cohabiter avec les vivants pour faire de la terre un endroit vivable.
2- L’inexplosé
Le problème, si l’on prend au sérieux l’idée centrale d’efficience de la pensée devenue « épistémopolitique », efficience dans la situation réfléchie, c’est que l’on peut arriver au constat suivant : elle est « fragile et dérisoire » (Morizot l’écrit rapport à l’usage du terme « anthropocène », 95). Après s’être équipé d’un affect, il propose en effet peu d’exemples d’ajustements censés émerger de la nouvelle connaissance conquise, ni ne se prononce sur la nature de ces ajustements, ni ne dit qui va faire quoi dans ce qui va être fait (à part quand il dit que les praticiens savent quoi faire [10]), ni ne dit qui est ce « nous » qui voudrait faire quelque chose au sein de la situation actuelle. Après avoir écarté la morale, il évoque même une morale de consommateur basée sur un affect, le sentiment du juste [11].
Quant au lien de la pensée à la pratique, il semble enclin à le faire en pensée, pas en acte. Il s’en tient à déclarer que la diplomatie fait ce lien à même les « égards ajustés » qui caractérisent la relation décente et réciprocitaire (75), et pourrait sembler vouloir établir la connexion entre les idées épistémologiques et les pratiques politiques de façon métaphorique en usant du terme « épistémopolitique ». Ce dernier pourrait avoir pour seule efficience de masquer que même désolidarisée de la tradition, l’épistémologie reste inoffensive.
Le comble, c’est que Morizot annonce d’emblée que tout ce dont il parle n’a « pas lieu sur la terre concrète, mais dans l’espace des idées », et voudrait nous rassurer par l’opération du Saint-Esprit : « ces idées conscientes et inconscientes, qui peuplent nos esprits et nos cultures, nous font voir et agir d’une certaine manière sur la terre concrète ». Ce sont des « abstractions réelles » qui nous forcent à nous comporter de façon étrange envers le monde. Autrement dit si nos mauvaises idées sont efficientes, alors les bonnes vont tout changer [12].
Peut-être faut-il alors se dire qu’il ne s’agit pour lui que de jouer sur les mots, et qu’il ne pouvait que nous faire aboutir à cette annonce sidérante : « ce que je propose pour nommer, et donc faire exister, et donc pouvoir faire exister cet espace de relations avec les vivants non humains, c’est simplement d’ajouter le préfixe « alter » devant les formes de relations qui ont lieu normalement exclusivement entre humains, ou entre vivants – pour les métamorphoser » (482) [13]. Ainsi serait ouvert « un espace d’imagination politique, utopie réaliste » (485), et même un « espace virtuel » (486).
Désenchantés, nous pourrions en venir à l’idée que dans notre situation écologique et sociale, où l’abîme est immense entre les mots et les actes, un tel apport « épistémopolitique » est effectivement « fragile et dérisoire ». Nous pourrions penser avec Malm qu’il faut agir directement contre le capitalisme destructeur de nature plutôt que perdre du temps à penser ce que c’est que connaître le vivant – faire l’inventaire de ce qui reste inexplosé alentour plutôt que s’émerveiller de l’inexploré englouti.
Car en réalité, que font les diplomates contre ceux qui tentent de nier la crise écologique et sociale ? Ignorent-ils sciemment que les agents du Capital font en sorte de remettre de force les non-humains dans l’ancienne Nature ? Le refus prétendument stratégique de la pensée anticapitaliste n’est-il pas pour Morizot une façon de se détourner du réel et de la lutte ? Ses contradictions par rapport à de précédents écrits [14], et au sein même de ce livre [15], dont on aurait pu d’abord croire qu’elles étaient signe de la crise (à période troublée, pensée troublée), ne sont-elles pas signe d’une autodestruction, liée elle-même au refus du combat ?
Affirmons-le : il n’est pas possible de souscrire pleinement à la proposition diplomatique. Et pourtant… Pourtant, il faut bien remarquer que ne jurer que par l’action n’exempte pas de se demander : quelle pensée pour quel constat ? Et au bout du compte, pour quels résultats – qu’a véritablement explosé Malm ? Suffit-il pour la pensée de se constituer en plan d’attaque, et qu’il s’agirait d’appliquer ? [16] Penser que les pensées sont inoffensives n’est-il pas d’ailleurs aussi délirant que se laisser aller à croire qu’elles vont changer les choses comme par enchantement ? N’existe-t-il pas des « abstractions réelles », comme dit Morizot, des fictions efficaces et des mythes porteurs ?
Malgré les doutes portés à l’encontre de la pensée du vivant, la question de l’efficience de la pensée reste donc entièrement ouverte. Je propose alors, plutôt que de nous en remettre à la formule pragmatiste censé produire elle-même des effets plus amples, de reconsidérer l’imbrication de la pensée et de la pratique dans notre situation, mais en cherchant à voir où coince l’« épistémopolitique », où elle ne porte pas. Et certes, il s’agit en cela de suivre Morizot, qui nous invite très judicieusement à partir de plusieurs endroits [17].
Pour ceux qui ne jurent que par l’action, ceci revient à s’enquérir de ne pas passer à côté d’une chose à faire – même si elle peut se limiter aux effets de nos façons de connaitre. Pour ceux qui sont déjà convaincus de la nécessité de changer nos façons de connaître, ceci revient à étendre la réflexion gnoséosophique. Entre l’inexploré de Morizot et l’inexplosé de Malm, à saisir un certain inexploité.
3- L’inexploité
Partons donc du vivant. Et même, avec l’auteur, d’un certain amour du vivant (plus que de la haine du capitalisme). Quelle est alors la pensée apte à « faire justice au vivant » [18], à faire le bon constat et la bonne action ? La pensée nietzschéenne – cette pensée qui se sait vivante. L’auteur s’y réfère parfois, y fait souvent penser, et écrit en aphorismes, dit-il.
Son propos invite ainsi à penser que la vie est essentiellement interprétative : ce qu’est devenue chaque forme de vie relève de la sédimentation de possibles, qui ont en propre d’avoir réussi, mais il y aurait eu d’autres réussites possibles dans l’évolution, comme il y a toujours des interprétations [19]. Ceci veut également dire – c’est le corollaire de la contingence fondamentale du vivant – qu’il y a nécessairement une « réserve exaptative » en chaque forme de vie : « si le vivant passe son temps à inventer de l’inadressé, c’est parce qu’il possède, sédimenté en lui, mais disponible à la surface du présent, des traits très élaborés, bien adaptés, et dans un second temps, disponibles, plastiques, pour inventer des usages inouïs » (256). Aussi les vivants possèdent-ils « un art natif du détournement des héritages, c’est-à-dire une disponibilité comportementale » (260).
Autrement dit il est question de penser que c’est la vie elle-même qui est une activité interprétative – à tel point que « l’exaptation est une interprétation réelle, par le vivant, de son propre passé » (285). C’est dans cette perspective que Morizot nous conduit à l’idée que pour « faire justice au vivant » – Nietzsche dit être « loyal au réel » –, il est judicieux de multiplier les interprétations [20]. Plutôt que s’en tenir à l’analyse des conditions d’existence, il faut voir l’ex-istence du vivant – sa façon de se porter plus loin que lui-même –, et favoriser un certain « surmatérialisme » (259) au lieu de s’en tenir au matérialisme de la critique orthodoxe. Réflexivement, nous pourrions dire qu’il s’agit d’épouser le mouvement de la vie en pensant nos pensées comme une strate de la vie qui avance. Et à partir de là, profiter de la réserve exaptative pour faire naître et nourrir une pensée qui invite à modifier la façon de se lier au vivant à même la connaissance qu’on en prend.
Cette fois, on voit mieux le projet « épistémopolitique » : le vivant est en constante évolution ; or aujourd’hui il est en crise et il se lève [21] ; mais puisque nous appartenons à l’évolution du vivant, notamment en tant que nous connaissons, nous pouvons évoluer dans notre façon de connaître pour lui « faire justice ». En ce sens, l’auteur affirme la nécessité de laisser de côté l’objectivation positiviste pour mieux participer à ce que l’on connait [22]. Pourquoi ? Car la réciprocité du rapport de vivant à vivant poussera à avoir des « égards ajustés » vis-à-vis de ce qui sera ainsi connu. Ceci vaudra à même son usage, voire son exploitation (449) : par exemple, plus on connaît, plus c’est difficile de tuer ; et plus c’est difficile de tuer, plus on a d’égards quand on le fait (ainsi « manger terrestre » apparaît-il pertinent – cf note 11).
Par contre Morizot ajoute que cette pratique des « égards ajustés » doit être tenue en bride : pour être concret, il faut absolument éviter de verser dans l’ontologie, le discours philosophique global, la métaphysique, ces propensions à la généralité qui consacrent l’émergence de la « Nature », « abstraction réelle » qui advient face à une « culture » (entendue comme pensée et pratique) et entérine la séparation de l’homme et du vivant [23].
A mon avis, c’est là où coince la perspective « épistémopolitique ». Car le refus du global conduit à n’avoir pas de théorie de la propagation – théorie qui traiterait notamment de l’efficience de la pensée et du lien entre théorie et pratique. Or si les forces capitalistes n’ont pas besoin d’en avoir (pour amuser le public, elles proposent la théorie du ruissellement, mais de fait, par exemple, la moindre augmentation des prix se propage en cascade…), il semble qu’un penseur et défenseur du vivant devrait en avoir une, sans quoi il en reste à imaginer celle-ci sur le mode de la métaphore (plante invasive, traînée de poudre…). Morizot la refuse pourtant manifestement (en la matière, le pluralisme n’est qu’une anesthésie), et c’est peut-être pour cette raison qu’il peine à donner des exemples concrets de « regards ajustés », eux qui sont sensés se multiplier aisément du moment où l’on a « libéré l’imagination théorique » (619), où l’on a renoncé aux propos trop généraux [24].
Faut-il alors laisser entendre qu’il y a chez les critiques comme Malm une telle théorie de la propagation ? Pas vraiment. En l’occurrence, il faut plutôt remarquer qu’ils sont d’accord sur le fait qu’il est nécessaire de rejeter les grands discours, histoire d’être concret, pragmatique. Nous pourrions même en arriver à nous dire que tous pensent de concert qu’il faut s’en remettre au réel pour propager nos bonnes intentions, les conséquences pertinentes de nos bonnes actions. Exit la primauté de la bonne pensée pour faire les bons constats.
Or ce que je soutiens à l’inverse, c’est qu’il faut maintenir la primauté de la pensée en question, s’efforcer de trouver la perspective apte à saisir la situation de façon à pouvoir y jouer un rôle – s’insérer dans la situation pour en épouser le mouvement et en souligner un aspect. Ne risque-t-on pas sans cela de renoncer à toute pensée, alors même qu’on désirait une pensée ajustée en lieu et place d’une pensée systématique ?
Certes, il faut d’emblée le dire, une telle pensée devra avoir en propre d’aller contre le capitalisme. Mais justement, il ne faut pas croire qu’il suffit d’opposer le niveau concret au niveau global pour y parvenir (réflexe prétendument pragmatique) : car la moindre lutte menée en un lieu met aux prises avec le global qui le traverse (toujours la même agriculture intensive, par exemple), et parce que les forces capitalistes disposent elles-mêmes d’histoires, de savoirs et de larges concepts qui portent loin (au premier chef, la science capitaliste) [25].
Il faut donc lutter à tous les niveaux – précis contre précis, global contre global –, et avoir le souci de la cohérence – pas dans le sens du systématisme, mais dans le sens de la possibilité de faire varier les échelles, et sans se débarrasser des contradictions. En d’autres termes, plutôt qu’être de fainéants abstraits, il faut cultiver la terre, aller en manifestation, agir directement, partir se ressourcer… Mais plutôt qu’être de fainéants concrets, il faut penser l’épistémologie, voire la méthode, et encore le global, le concept [26]. C’est s’intéresser à l’inexposé plutôt qu’à l’englouti.
4- L’inexposé – 1
Résumons : nous considérons la difficulté de trouver la pensée apte à faire le bon constat afin de trouver la bonne attitude, et sommes d’emblée concernés par la question de l’efficience de la pensée. Dans cette perspective, nous avons des doutes sur « l’épistémopolitique » que propose Morizot, mais ne nous en remettons pas à une critique pragmatiste qui voudrait évacuer la pertinence de la question épistémologique. Nous préférons plutôt repartir de ce qu’il propose – de l’amour et de notre appartenance au vivant –, mais en y adjoignant la globalité (pour disposer peut-être d’une idée générale sur la façon dont les idées peuvent infléchir la situation réfléchie) et en assumant l’opposition au capitalisme.
Pour aller plus avant, il est nécessaire d’en revenir au constat initial de l’auteur : nous vivons dans le « temps du mythe », nous faisons l’expérience de la crise écologique. Mais dans l’idée de trouver la bonne pensée pour faire le bon constat et adopter la bonne attitude, je propose de reconsidérer la nature plutôt que le vivant. D’abord pour ne pas se soustraire à la bataille des mots (refuser de parler de « nature » pour la raison que le terme est plein de naturalisme par exemple) [27], et pour affronter les problèmes épistémiques (la science parle de nature, et il ne faut peut-être pas la laisser la définir). Ensuite parce que le terme « nature » renvoie à une certaine globalité : si la nature n’est pas réductible au vivant (Gaïa), si elle comprend l’abiotique, c’est qu’elle comprend une généralité (déjà, dans le sens où la nature ne se réduit pas à nous : elle nous dépasse, elle n’est pas du même registre ontologique que nous sommes). Et surtout parce qu’il ne s’agit pas de considérer la nature comme concept universel, qui renverrait à la Nature en tant que séparée de la culture humaine, mais bien de la considérer comme généralité aujourd’hui largement rencontrée et expérimentée.
Il s’agit en effet, en l’occurrence, de dire qu’à travers les tempêtes, inondations, sécheresses, nous rencontrons la nature. Ceci vaut pour les arpenteurs passionnés du sauvage et pour ceux qui essuient les catastrophes, mais aussi pour les capitalistes. Certes ces événements naturels avaient lieu avant, mais ces derniers les oubliaient volontiers au profit d’une habitude d’affairement. Aujourd’hui il n’est plus possible de les oublier : les capitalistes installent les réseaux (Linky, Gazpar…) qui vont permettre de prévenir et amortir les effets néfastes pour leurs habitudes [28]. Bref, la rencontre du naturel concerne tout le monde : parler de la pluie et du beau temps devient un ciment profond, et non plus superficiel [29].
Or ce qu’il faut ajouter à ce constat, c’est que cette expérience de rencontre se décline sous le mode du face à face. S’il a peut-être fallu lutter contre l’idée que l’Homme fait face à la Nature (par exemple, pour faire la critique du dualisme cartésien ou de la wilderness), il faut aujourd’hui insister sur le fait que dans notre expérience partagée, la nature est une altérité (il ne s’agit pas de dire que ce n’était pas le cas auparavant, mais d’affirmer que, crise oblige, c’est le cas aujourd’hui). Morizot ne dit pas le contraire, puisqu’il signale que tous les peuples font « face à la crise environnementale planétaire » (333), mais il tend à caractériser la relation de face à face comme problème a priori, à tel point qu’il propose de considérer le vivant pour réussir à être côte à côte [30]. Je ne vais pas en ce sens.
Quel est l’intérêt d’insister à l’inverse sur le face à face ? D’abord d’affirmer que c’est parce qu’il y a cette altérité qu’il y a amour de la nature, et d’ajouter que si cette expérience commune se décline en réciprocité, comme le dit Morizot, il en va d’une fragile exposition et d’une vulnérabilité mutuelle : même s’il y a une intensification du sentiment d’existence, les amants sont en risque constant de se séparer. Et dès lors, de dire que nous ne pouvons pas espérer contracter avec la nature (mariage, institution) pour stabiliser notre amour, et le trouble rencontré, comme il le laisse entendre quand il parle du castor (Dernière halte. Pactiser avec un faiseur de mondes).
Le second intérêt, c’est de mettre sur le même plan notre rapport au capitalisme et notre rapport à la nature : dans les deux cas nous lui faisons face en effet, et chaque fois il y a vulnérabilité et lutte. C’est-à-dire qu’au lieu de penser que nous sommes côte à côte avec les vivants dans notre face à face avec le capitalisme, il s’agit de considérer que nous sommes face à la nature et face au capitalisme [31]. A quoi il faut ajouter qu’il y a inclusion : nous faisons partie du capitalisme autant que de la nature, dans le sens où nos usages du monde mobilisent les produits du capitalisme (c’est ce que nous renvoient d’emblée nos objecteurs). Ceci veut d’ailleurs dire, vice-versa, qu’il y a du global dans chaque situation de lutte (toujours la même agriculture intensive, par exemple) et dans chaque tempête autant que dans chaque randonnée (nous expérimentons la nature ; et même, nous éprouvons que nous lui appartenons comme globalité [32]).
Ainsi pouvons-nous voir, au lieu de séparer les deux à bon compte, que notre expérience se décline chaque fois sur le mode du face à face instable : vulnérabilité de l’amant de la nature, inquiétude quand il subit la tempête, étrange inclusion dans une chose à laquelle il ne se réduit pas ; vulnérabilité de l’opposant écologiste au Capitalisme, inquiétude quand il en subit les foudres, appartenance de fait à un système combattu. Evidemment, il n’y a pas de confusion entre les deux face à face (nature et capitalisme) du point de vue du ressenti ou de la politique. Mais justement, ce qu’il faut apercevoir, c’est que cette distinction révèle quelque chose à propos de notre situation : notre expérience se décline chaque fois sur le mode du face à face, mais elle n’est pas unifiée. D’où la désunion, la déchirure théorique entre amour de la nature et haine du capitalisme. Autrement dit les oppositions Latour/Lordon et Morizot/Malm sont une objectivation de ce qui nous habite et nous mine.
Voici donc : plutôt que déclarer l’objectivité du lien de notre pensée au vivant, j’invite à penser dans le vif du sujet, à assumer avec Morizot que le premier pas est la déclaration d’amour, et que ceci dessine les traits d’une existence terrestre. Mais à partir de là, plutôt que d’insister sur la nécessité de se mettre côte à côte, je voudrais faire l’hypothèse qu’infléchir la situation réfléchie doit notamment consister à unifier notre expérience du face à face. Car dans notre situation de militants écologistes, concilier les deux est une nécessité interne : si courage et abnégation sont de rigueur, nous avons besoin de repos, et de nous ressourcer. Et c’est aussi une contrainte externe : il n’y a qu’un monde, et même s’il y a des expériences différentes, ne pas les concilier reviendrait à faire comme s’il y avait deux mondes [33].
Il ne s’agit pas d’en appeler à un simple entre-deux, voire à un mélange (ou à une « chimère » à la « malmorizot »). Il est au contraire question d’accepter la réalité des deux face à face (nature et capitalisme). Mais plutôt que de rester ou bien tranquille face à la nature ou bien intransigeant face au capitalisme, il s’agit de chercher à compatibiliser les deux face à face, à aller par tous les degrés – de la place de paix au trouble de l’opposition – plutôt que de croire à la magie de pouvoir « lutter pour, là où fatalement on luttait contre » (725), comme l’écrit Morizot. C’est chercher à faire la jonction entre celui qui en nous aime passionnément la nature et celui qui en veut aux forces qui détruisent la nature, celui qui en nous éprouve et celui qui fait l’épreuve du mal [34]. C’est concéder aussi qu’il est nécessaire de vivre le troublant passage de la théorie à la pratique, et que tout activisme est plus troublant qu’héroïque.
Il n’est donc pas question de s’en tenir à la « diplomatie ». Il s’agit au contraire, nouvel apport, d’épouser le mouvement d’une nouvelle dialectique. La première chose, c’est en effet de ne pas exclure l’autre a priori (qu’il soit nature, capitalisme ou penseur du vivant). Et même, d’assumer intimement le face à face, de voir que je rencontre d’abord la nature comme altérité. Mais à partir de là, second temps dialectique, il s’agit de voir que je peux penser cette altérité comme mienne : pas dans le sens où je pourrais la réduire, mais dans le sens où je l’aime. Et dès lors, troisième temps dialectique, de saisir que je peux respecter cette rencontre, et la défendre contre celui qui dit qu’il n’y a pas d’autre qui ne soit moi – contre le capitalisme qui veut réduire la nature à ce que l’on peut en faire (ou contre le fascisme qui veut défendre la civilisation, pas la nature).
Et alors, concrètement – diront les critiques ? Pas plus que la victoire sur le capitalisme ne peut être l’objet d’une déclaration, la compatibilisation en question ne peut certes être déclarée a priori. Elle ne sera qu’en acte et, même si l’on sait qu’il devra valoir à tous les niveaux, cet acte dépassera l’entendement. Il nous appartient donc seulement de nous exposer aux différents face à face en cherchant à les compatibiliser. Par contre, et puisqu’il ne faudrait pas paraître sécréter ici un nouvel inexposé, il est possible d’en revenir aux enjeux épistémiques en précisant la façon dont l’acte de connaissance pourrait justement compatibiliser les deux face à face – histoire d’être concrets et de faire écho à la proposition « épistémopolitique » de Morizot. Tentons donc de le faire en suivant la dialectique évoquée : rencontre de la nature, respect de cette rencontre, lutte contre ce qui l’attaque.
5- L’inexposé – 2
Considérons ainsi celui qui veut connaître comme étant face à la nature. Mais plutôt que faire fonctionner la connaissance sur le mode de l’espionnage – comme dans la science moderne où le sujet soustrait l’énonciation à un objet qui ne peut le repérer, et qui ne l’affecte pas –, acceptons que la situation de connaissance relève de la rencontre en vis-à-vis, c’est-à-dire que celui qui connaît est vu par celui/ce qui est connu.
Certes, cette situation de rencontre rend difficile l’émergence de l’acte de connaître : elle est instable (l’un et l’autre peuvent partir, alors que dans la situation de science l’un est assigné par l’autre à la place d’objet stable), et la prise en compte de l’unicité de ce qui fait face pourrait conduire à l’ignorance [35]. Mais à condition de penser différemment ce qu’est la connaissance, de « chimériser » le naturalisme positiviste avec une dose d’animisme comme le propose Morizot [36], il est possible d’envisager une telle émergence.
Partons en effet de la situation de rencontre, mais admettons que le sujet qui est vu par l’autre dans le face à face est lui-même objectivé sous son regard – au moins, par sa présence. Emerge en ce sens un nouveau type de réciprocité : par l’objet – l’un et l’autre sont objets pour l’autre et l’un. Il est dès lors possible d’emprunter la perspective de Morizot, mais en allant résolument plus loin : proposer une méthode de production de connaissance, la méthode des objets réciproques [37].
Il est en effet possible de rapporter l’instabilité de la situation à un seul sujet de la rencontre, et de voir que coexiste en lui une relation de soi à l’autre d’une part, et une relation de soi à soi sous le regard de l’autre d’autre part. C’est dire qu’il y a pour le sujet de la rencontre double regard (étymologiquement : respect), par conséquent qu’il est possible de ne plus considérer seulement l’unicité de ce qui fait face, et qui rendait impossible la connaissance, mais de considérer au contraire le double regard comme creuset épistémique et moral [38]. Autrement dit de penser qu’une connaissance peut en émerger.
Certes, la connaissance sera en l’occurrence abstraction et rupture de réciprocité, dans le sens où elle va être tirée de la situation de rencontre. Mais en considérant déjà la rencontre comme déconfusion des deux sujets par rapport au lieu (déconfusion qui est prime abstraction), et en apercevant que l’autre rencontré subsiste à titre d’instance alter-subjective (résidu de réciprocité), il est envisageable de maintenir une possibilité de connaître à partir de la rencontre.
Quelle forme prendra alors cette connaissance à partir de la situation de vis-à-vis ? Par exemple, la forme de l’histoire – celle que l’on raconte. Car si l’histoire est certes abstraite du contexte, puisqu’on peut la raconter plusieurs fois, elle étire le sens à partir de l’autre, sachant que celui-ci peut réinterpréter l’histoire de son seul point de vue : elle étire le sens à partir de l’autre sans se présenter comme découverte du sens de l’autre [39]. Ainsi l’histoire respecte-t-elle la nature en tant que rencontrée, étant amour et double regard et couche d’interprétation.
Or ce qu’il faut d’emblée ajouter ici, c’est qu’il y a dans cette forme de connaissance une opposition au savoir capitaliste. Car en soutenant les histoires comme façons de connaître, nous allons rendre manifeste le savoir capitaliste, qui ne va pas manquer de contester que c’est un savoir – nous allons l’exposer. Et justement, c’est là qu’il va falloir défendre la nature rencontrée et respectée sous le mode de l’histoire racontée.
Sur ce point, Morizot manque de fermeté. Car il dit d’un côté qu’« il faut raconter » (Détour 1, 1) et que « nous avons besoin de récits qui fonctionnent comme des savoirs » (620), mais reste méfiant à l’égard des histoires qui voudraient remplacer les savoirs, et note leur inefficience dans la lutte contre les savoir et les histoires capitalistes [40]. Tout vient probablement du fait que face à l’alternative « révolutionner ou accepter », il penche pour « accepter » – par pragmatisme [41].
Je propose donc, nouvelle nuance, de faire le choix inverse : viser à changer quelque chose dans les façons de connaître. C’est certes difficile, mais si l’on veut être efficient et qu’on en vient à parler d’épistémologie, la moindre des choses est de se confronter au problème du changement dans la connaissance. Par contre, si c’est une objection à Morizot, je dois dire qu’elle ne va pas dans le sens des critiques habituelles : car elle entend que les enjeux épistémiques ne condamnent pas à l’idéalisme ou à l’a-politique, et que ces enjeux importent d’autant plus dans notre situation que le débat entre contemplation et production, arboré par les critiques, se rejoue au sein même de la connaissance.
Il s’agit donc d’assumer de refonder, réviser, réformer ou même révolutionner nos savoirs – Morizot l’annonce, mais ne le fait peut-être pas. Et dans cette perspective, la première chose est de ne pas se laisser aller à penser, comme beaucoup, que la révolution dans les sciences a déjà eu lieu parce que la critique philosophique de la science a été faite – parce que des idées globales ont été formulées. C’est l’inverse : la critique a été faite, et pas seulement par des philosophes, mais rien n’a vraiment changé.
Il faudra ensuite engager la guerre des mythes [42]. Cela, Morizot le dit bien : nous en sommes revenus au temps du mythe, sachant que le mythe raconte une histoire qui rend le monde habitable et sensé (Détour 2, 18) ; or aujourd’hui il faut aller contre le mythe du dernier mythe, celui qui dit qu’il n’en est pas un (« la science va stabiliser les choses une fois pour toutes » – 97 ; voir aussi 102), sachant qu’« en finir avec le mythe moderne ne peut se faire qu’avec un mythe concurrent » (176). Voici donc : avec la science, c’est mythe contre mythe.
Ceci n’autorise évidemment pas à raconter n’importe quoi. Il s’agit au contraire de lutter contre la science capitaliste sur le plan de la rationalité qu’elle revendique, en affirmant qu’il est plus rationnel de proposer une méthode de production de la connaissance encastrée dans l’interdépendance des vivants (la méthode des objets réciproques) et ainsi, dixit Morizot, « enrichir le naturalisme jusqu’à en faire craquer les coutures » (363). Or ceci nous oblige, car il n’est pas seulement question de se constituer contre d’autres récits (contre les articles scientifiques qui, eux, se constituent en disqualifiant d’autres récits), mais de prendre à charge une dimension supplémentaire par rapport à ces derniers (rencontre, implication, respect).
Mais qui va le faire – demandent les critiques ? Quid de la propagation ? Evidemment, il faut affirmer ici que rien ne se fera sans les scientifiques. Il s’agit donc de leur demander de changer la connaissance. Mais aussi, de leur venir en aide. La proposition fait ainsi évidemment suite à celle de Stengers, qui dans l’introduction à la réédition des Cosmopolitiques écrit : « les activistes ne doivent pas critiquer la science, mais lui demander de trahir son rôle ». Comment aider les scientifiques à bien trahir ? La science étant une activité plutôt qu’une vision du monde, il s’agirait de participer à transformer les valeurs qui la guident, comme l’« objectivité » (pas celles qu’elle brandit en écran de fumée), par exemple en faisant accepter celle de « tact » dont parle Stengers [43]. Quant à moi, après avoir signalé qu’il est insuffisant de dire comme Morizot que « les savoirs sont démocratiques dans leur usage » (Détour 1, 4), puisqu’il est question de penser la façon dont les savoirs déloyaux se propagent, et d’aller contre, j’ajoute volontiers qu’il peut s’agir de proposer des valeurs immanentes, en lien avec la situation de connaissance, comme le « respect » (double regard).
J’ajoute aussi, et cependant, qu’il est nécessaire de signaler certaines habitudes prises par les chercheurs, et qui nuisent à la possibilité de faire des changements dans la connaissance. Par exemple : s’en tenir à disqualifier d’autres discours pour fonder le sien propre (notamment se départir des opposants radicaux ou des catastrophistes pour paraître raisonnable), ou à valider les savoirs de terrain avec force arrogance ; s’émouvoir de recevoir une leçon pour ne pas avoir à réfléchir sa situation de production de connaissance ; brandir la séparation science/technoscience pour n’avoir pas à assumer l’efficience de la science ; ignorer sciemment les tenants et aboutissants quand c’est à son tour de profiter, jouer ensuite au repenti [44]… Il s’agit en tout cas de confronter les scientifiques à l’expérience du choix (pas celui qui se fait en connaissance de cause, mais celui qui est affirmation d’une troublante liberté) pour qu’ils puissent être en mesure de se prononcer contre la science capitaliste (modèle où l’homme fait face à la nature mais s’adosse aux capitaux – en voulant l’oublier).
Mais évidemment, ceci n’ira pas sans se rappeler d’abord qu’ils sont en porte-à-faux, et qu’il ne peut être question de leur reprocher que leur expérience ne soit pas d’emblée unifiée. C’est d’ailleurs ce dont s’aperçoivent les courageux scientifiques qui pensent agir pour la nature au nom de la science : ils voient parfois qu’il n’y a pas de lien évident entre leur activisme et cette connaissance. Et c’est un bon point de départ, car il les invite justement à compatibiliser les deux face à face (nature/capitalisme) à même l’acte de connaissance. L’acte politique nouveau surgira probablement quand la tentative de changer le monde en fonction d’une façon de le connaître ira de pair avec celle de changer ladite façon de connaître. Nouvel écho à la difficulté initiale : il s’agit de trouver la bonne pensée pour faire le bon constat afin d’adopter la bonne attitude. Et dans cette perspective, l’approche gnoséosophique est utile, puisqu’à condition de concerner les scientifiques eux-mêmes, elle peut réussir à faire ce qu’elle dit : amener les scientifiques à réfléchir leurs valeurs méthodiques reviendrait à s’insérer dans le processus de production de connaissance auquel ils prennent part. Cette prime action pourrait faire espérer que change le sens de la connaissance – au moins son statut et sa fonction, au mieux sa situation et sa portée.
Fred Bozzi