Le bac est mort

« J’ai refusé d’ouvrir le logiciel Santorin. J’ai pris quelque liberté avec la technocratie qui vend l’école aux entreprises et à l’intelligence artificielle. »

paru dans lundimatin#296, le 12 juillet 2021

Nous avions évoqué ces dernières semaines la mobilisation de 40 professeurs de philosophie de l’académie Aix-Marseille
contre la numérisation des copies et la logique managériale qui vise à privatiser l’éducation. Nous avions aussi publié ce « vrai-faux corrigé du bac ». Cette semaine, l’un des professeurs mobilisés nous amène au cœur des jurys de délibération.

5 juillet 2021. Lycée Marseilleveyre. Le jour des jurys de délibération du bac.

Il est tôt. Deux ou trois chansons m’ont tiré du lit. La belle de mai, la corniche, le bleu intense de la mer... J’attache mon vélo aux grilles à l’entrée du lycée et traverse le parc, une pinède greffée de grands potagers dotés d’un tentaculaire système d’arrosage automatique et de quelques blocs opératoires de béton qui font pitié au massif des Calanques. 
Les cigales chantent déjà. J’entre dans l’affreux bâtiment, portes closes, parcours fléché, couloirs déserts, et m’installe en salle 209. Ma chaise de travers, je bois café sur café et me plâtre de galettes industrielles Saint-Michel.
Jury numéro 134778. L’ambiance folle d’un désastre obscur. Huit collègues silencieux, peut-être résignés ou simplement dépressifs, sait-on jamais. Pas assez nombreux en tout cas pour être en colère.
Inutile de faire les présentations. Nous sommes venus les mains vides. Les copies nous ont été arrachées des mains. Elles ont été numérisées ou sont passées par les pertes et profits du contrôle continu et autres péréquations opaques par lesquelles les notes du contrôle continu ont été trafiquées à la hausse ou à la baisse. 
Je suis le seul qui aurais dû corriger en cette fin d’année. L’épreuve reine de la philosophie a été maintenue. Mais j’ai refusé d’ouvrir le logiciel Santorin. J’ai pris quelque liberté avec la technocratie qui vend l’école aux entreprises et à l’intelligence artificielle.
Le rectorat a-t-il retenu la moyenne de l’année ou a-t-il fait corriger les copies qui m’avaient été attribuées par d’autres collègues ? Je n’en saurai rien. 
Santorin, distributeur de copies, briseur de grève. Nous sommes devenus des travailleurs interchangeables. Nous n’aurons bientôt plus aucune maîtrise de nos conditions de travail. 
Je suis venu pour rien, juste histoire de reprendre le travail. Il faut savoir terminer une grève.
Un collègue a posé un drone sur sa table. Un autre se révélera amateur de jeux de mots. 
J’hésite à me lever. J’ouvre la discussion en posant la question absurde du sens.
— Que faisons-nous ici ?
Je propose aux collègues d’écrire ou de signer une motion pour dénoncer ou refuser cette mascarade. Silences polis. Membres fantômes. Avant que leur parole ne se libère. 
— Personne n’est dupe. Les sous-jurys. Le dernier homme. Le bac est mort. Tout est déjà joué. Nous faisons semblant. Nous savons qu’il n’y a aucun enjeu dans ce que nous allons faire maintenant. L’important n’est pas là. L’important, c’est parcoursup et tout ce que nous faisons par ailleurs pour les élèves, dans leur intérêt, tout le travail de l’année.
S’ils le disent. Voilà leur ligne de défense. Voilà leur voix hantée. Voilà leur forme de croyance. 
Respect de la hiérarchie entre les lycées. Justification du salaire. Ça a toujours été.
Pour les travailleurs de l’ombre, la banalité du bien est implacable, les inégalités sont indépassables, enregistrées, lavées à la machine. Pour les autres, il faut fermer sa gueule.
Les cigales chantent encore plus fort. Pas loin, la lumière éclatante vibre au-dessus de la mer.
Les collègues soupirent. Sourires en coin. Bonheur des petites carrières alors que tout s’effondre et que la réussite ne peut plus être autre chose qu’un échec. Pleins d’illusions, ils sont d’accord pour tomber dans le vide et en sortir au plus vite.
Devant l’ordinateur, un secrétaire du lycée est déjà opérationnel. Il nous fait visionner un tutoriel incompréhensible qui nous explique d’une voix débile comment faciliter le transit du mammouth malade et procéder à l’abattage.
Un maître de conférences en littérature anglaise enchantée préside la séance d’hypnose collective. Le secrétaire découvre tout, comme nous. Aucun problème technique. Le logiciel fonctionne.
Les notes des 160 candidats vont défiler au mur, au tableau immaculé du mérite, au pays des merveilles. Seulement quelques cas en fait. Des cas représentatifs ? Des cas de conscience ? Quelque chose a dû m’échapper. Il va falloir achever le tri. 
La parodie commence. 
Les notes s’affichent dans un flux indifférencié. La gouvernance par les nombres. La somme contre les gentils.
Au bout de cinq minutes des collègues ont déjà mal aux yeux. 
Les collègues s’interrogent sur l’origine des notes. Ça paraît sans fin. Toutes les interprétations sont possibles. Tous les désirs s’illuminent. Tous les mondes engloutis. On s’y croirait. 
Je ne comprends pas. 
— Pour le bien des élèves, nous devrions donner le bac à tous, non ? 
— Pas d’inquiétude. Les élèves seront conseillés sur les épreuves qu’ils doivent passer au rattrapage.
Les collègues discutent d’un bon élève à qui il manque quelques points pour une mention. 
Un collègue s’énerve. 
— À quoi bon ? Le bac ne vaut plus rien. On perd notre temps.
Un autre lui répond. 
— Les écoles supérieures regardent les mentions. 
— Les écoles supérieures ? Supérieures de quoi ?
— Alors que faisons-nous ?
— Soyons au moins cohérent. 
Le président rappelle que le jury est souverain et les délibérations confidentielles. Nous pouvons rajouter cent mille points aux élèves si nous le voulons. Ça ne mange pas de pain de pisser dans un violon en attendant les langueurs de l’automne et des classes surchargées. 
Les collègues votent. Ils retrouvent un peu de sérieux et de dignité. 
Je ne prends part ni aux discussions ni aux votes. Cela ne fait ni chaud ni froid à personne. 
Les mêmes expressions existentielles reviennent d’année en année. Au bénéfice du doute. Ça ne peut pas lui faire de mal. On ne va pas y passer des heures.
Les mêmes interrogations, mais en pire. Les notes arrangées, bidouillées, tant de fois vendues et achetées sur le marché de l’éducation et du travail. D’où viennent-elles ? Qu’évaluent-elles ?
Chemins qui ne mènent nulle part. La raison des effets l’emporte toujours sur la raison des origines. Les destins fabriqués sont très reconnaissables et sans dispute. 
C’est fini, ça va bientôt finir. Il reste encore du café et des galettes Saint-Michel.
Certains veulent lire des livrets scolaires pour prolonger le plaisir. Peut-être aussi pour établir des factures plus précises. Le secrétaire n’est pas contrariant. Il fait ce qu’on lui demande. 
Il rappelle que tous les professeurs du jury doivent être présents jeudi matin pour faire passer l’oral. Protestations dans la salle.
— Je ne fais que répéter les consignes. Exactement comme un perroquet, dit-il. 
La mort dans l’âme, les liquidateurs s’enquièrent de deux ou trois formalités.
— Où est-ce qu’on peut trouver les banques de sujets ?
— Sur les plateformes numériques. 
L’échange est fondamental. L’important est que ça aille le plus vite possible, que nous soyons libérés le plus vite possible, que nous mourions le plus vite possible. La vie n’est plus qu’une suite de statistiques à digérer et de souffrances à abréger.
Le secrétaire encore. 
— Pas de questions ? On peut lever le camp ?
Jury express, expédié en à peine plus d’une heure, plié plus vite que son ombre.
Je peux enfin quitter les lieux, aller me baigner, retrouver le soleil. 
Je m’allonge sur la plage et regarde la mer se confondre avec le ciel. Le temps est suspendu. Le choc du réel se trouve dans le plus petit grain de sable.

Léonard
Professeur de philosophie

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