NOIR NORILSK

Norilsk, Sibérie arctique. Récit de voyage.

paru dans lundimatin#27, le 13 septembre 2015

Norilsk, Sibérie arctique. Récit de voyage.

Je ne me sens pas libre de parler, et c’est comme ça que cet endroit marche. Je suis pourtant rentrée, au chaud, loin, Mais les gens que nous avons rencontré, ceux qui nous ont parlé, qu’est-ce qui va leur arriver ?
Mon cerveau creuse des galeries, sans s’arrêter et dans toutes les directions, pour savoir, comment ils pourraient nous prendre, nous entendre, les impressionner, les punir.
« ILS » : la compagnie Norilsk Nickel, le FSB ( police secrète de Russie), le FMS (ministère de l’immigration).

Norilsk est une ville interdite, une ville secrète, fermée aux étrangers, enfin... depuis 2001, « à accès limité ».

Un chauffeur de Taxi nous raconte que deux riches oligarques vieillissants sont venus récemment. Un véhicule spécial les a transporté de l’aéroport à la ville puis de la ville à la toundra.
Dans la toundra on leur avait disposé deux chaises pliantes sur lesquelles ils se sont installés, on a organisé un lâché de rennes à proximité, et de leurs doigts puissants ils ont appuyé sur la gâchette. Ils ont abattu quelques rennes, coupé la tête de deux bêtes et sont repartis prendre l’avion, le jour même, chacun sa tête morte sous le bras.

Portrait

La ville ressemble à une maquette grandeur nature de barres en béton construites en grappes autour d’axes principaux, et de cours intérieures. Dans les cours, les routes sont dessinées par la disposition des bancs de neige, on s’y gare. À pied, on passe d’une cour à une autre par de tout petits passages où le vent s’engouffre.

Si cet endroit semble hostile à l’existence de homme, il l’est certainement à la présence des voitures. Très peu de gens en possèdent, 2 pare-brises sur 3 sont fendus car ils ne résistent pas au froid, et tout le monde a déjà eu plusieurs accidents. Des voitures sont abandonnées un peu partout dans la ville et disparaissent sous la neige.

Le long de la route qui mène de l’aéroport à la ville, il y a plusieurs carcasses de voitures calcinées. D’après un chauffeur de taxi, ils ont tenté d’importer un nouveau modèle de voiture, mais le réservoir de ce modèle explose en dessous d’une certaine température.

Il fait froid et noir, il fait -30°, -40°. Pendant la nuit polaire, il fait noir pendant 1 mois et demi et la température atteint -55°. La purga, vent glacial qui traverse le corps, souffle à 80, 100km/h.


Les jeunes collectionnent sur leur téléphone portable des vidéos filmées depuis leur fenêtre de gens qui s’envolent dans la rue. Au plus fort de la tempête, il paraît que l’on peut atteindre le deuxième étage en volant.
Ça ressemble à une sorte de cinéma noir et blanc, des silhouettes se débattent dans la blancheur pour s’accrocher à un mur, ou s’associer à d’autres pour former une chaîne humaine. Une silhouette veut traverser seule, elle est plaquée au sol et traînée sur 10m. Sur la bande son : rires d’ados qui résonnent dans la chambre depuis laquelle la vidéo est filmée. Ils font des pronostics sur ce qui va se passer. Une silhouette qui n’a pas encore traversé est accrochée au panneau de signalisation et tente de se lancer, mais dès le premier pas, elle change d’avis et retourne s’accrocher au poteau. Rires d’ados.

L’hiver dure 9 mois et quand vient enfin l’été pendant une quinzaine de jours où la neige fond par endroit, des nuées de moustiques envahissent la ville.
Il parait que c’est un moment de l’année merveilleux, où les gens font du ski en maillot de bain.

Les bâtiments sont construits sur le permafrost (une couche de terre gelée sur 8 à 10 m). Ils sont construits sur des pilotis de béton armé. Norilsk est la ville la plus septentrionale du monde. La seule ville avec des infrastructures (des bâtiments, des routes, un théâtre, un centre commercial, une piscine) construites 400 km au nord du cercle polaire arctique.

En 1935, Staline envoie 1200 prisonniers par bateau à Doudinka, ils marchent 80 km dans la toundra et construisent des cabanes en bois...

Dessin D'Euphrosinia K

Le Norillag

Tout le monde sait vaguement que la ville est construite sur des ossements, un camp de concentration destiné à extraire du minerai. Les prisonniers : hommes et femmes creusent dans un froid insoutenable pour sortir du sol : nickel, cobalt, cuivre, platine, palladium, or, argent. Tous meurent et on en apporte d’autres. Et tout cela grossit, on en apporte plus, on en tue moins, ils meurent un peu moins, construisent de plus en plus. Les chefs du camp sont tués ou deviennent prisonniers de leur propre camp quand ils n’arrivent pas au rendement exigé.

Je pense au papier rédigé par un secrétaire à Moscou exigeant un travail surhumain, un rendement démoniaque, parcourant la terre à cheval et en train, traversant la planète en bateau, approcher Doudinka, et emprunter le chemin de fer fraîchement construit par les prisonniers pour arriver dans la main du chef de camp, ne pouvant y voir que l’annonce de sa mort.

Une énorme tête en métal du deuxième chef du camp était érigée sur une colonne, j’en ai vu une photo dans les archives du musée de la ville, au milieu d’une placette, entourée de petits végétaux mourants de froid en son honneur.
Aujourd’hui cette grosse tête siège en plein milieu du hall d’entrée de la Compagnie Norilsk Nickel.

La compagnie

La compagnie a édité un livre sur sa propre histoire, « Pas à pas vers le succès ». Les prisonniers y sont des « travailleurs », des « constructeurs de ville », et le mot Goulag n’existe pas pourtant... Pourtant c’est incroyable, le goulag est là en plein milieu des usines, la morgue, le bâtiment de l’administration, les mines, les plate-formes, les passerelles, et un peu plus loin dans la toundra, les cabanes, les pioches, les barbelés. Tout est là mais les mots sont niés tellement fort que les gens savent et ne savent plus à la fois. Cet oubli forcé se loge dans le cœur de chacun des habitants, et chacun ne sait plus pourquoi il faut oublier, il l’a oublié, mais il sait qu’il le faut. Il faut vivre, il faut aller de l’avant, il faut que la machine tourne, que le progrès avance et que l’ouvrier creuse.

Dans cette fatalité horrifique il y a quelque chose de beau. Les gens. Les gens édentés, usés, écrasés, parfois quand ils parlent de ce qu’ils font, de leur travail, ils sont beaux. Parfois quand ils décrivent une tâche quotidienne de leur métier, on sent une fierté humble et puissante de faire partie d’un corps commun, d’un sur-être au milliers de bras.
...Pis, comme on comprend pas bien le russe, on comprend pas tout, pis on écoute un peu moins, pis nos yeux font la netteté sur une dent perdue au milieu d’une bouche...

1,9 % du PIB russe, 300 000 tonnes de nickel par an, 400 000 tonnes de cuivre, 3000 millions d’onces de palladium, 700 000 onces de platine, 20 % de la production mondiale de nickel, Mikhail D. Prokhorov, 13,4 milliards de dollars, le plus riche des milliardaires russes, 39e « personne » la plus riche du monde.

Les autochtones

C’est impossible. C’est inconnu, c’est plus loin que ce que je peux imaginer. Je ne peux pas en parler. Je ne sais pas en parler.
La zone est interdite. On nous dit que si l’on veut savoir des choses sur les Dolganes ou les Nénètses, il faut aller au musée de Doudinka, et que si l’on dépasse la zone autorisée de 3km autour de la ville, une arrestation sera organisée.
J’ai entendu qu’ils étaient nomades et suivaient la migration des rennes, j’ai entendu que les rennes étaient perdus par tous les forages de gaz, par les trous d’hommes qui défigurent le paysage et le rendent méconnaissable pour les bêtes.
J’ai entendu que désormais il restait 2 familles d’éleveurs, qu’ils avaient fait des enclos et qu’ils élevaient un troupeau de rennes. J’ai entendu qu’on leur vendait les produits alimentaires, nécessaires à leur vie d’aujourd’hui, une fortune.
J’ai entendu que pendant la 1re guerre on abandonnait des prisonniers allemands tout nus dans la toundra. Et bizarrement je ne sais pas pourquoi j’ai compris cette phrase sans la traduction. On pouvait pas les laisser, et il y a eu des bébés blonds dans les tribus.

Les autochtones se meurent, mais quand on tue l’homme il ne meurt pas. Quand on éradique son mode de vie et son environnement, quand les êtres sont vidés de leurs forces, le corps fonctionne à vide un temps et là, il y a un moment extrêmement profitable où l’homme ne coûte plus rien à son geôlier. Il ne vit plus, il plane. Juste avant la mort, il est tout bénef !

L’autour

Norilsk est la 6e source de pollution au monde. Ça n’est pourtant, avec ses petites banlieues, qu’une ville de 170 000 habitants. Comme disent les écolos d’ici « cette noirceur n’est qu’une tête d’épingle dans la blancheur pure de la Sibérie ».
Il est difficile de croire que l’on n’est pas sale : quand l’acidité des pluies réduit à néant les végétaux alentour, quand dans la rue les gens se cachent soudain le visage et se ruent dans les entrées d’immeubles pour éviter un nuage de gaz étouffant, quand on va se ressourcer pendant les vacances sur les eaux du lac Lama, site d’essai nucléaire des années 70, quand les gens rient en disant que l’eau du robinet c’est de l’eau « minérale ! » parce-qu’elle est pleine de métaux lourds, quand la plupart, après 40 ans, ont perdu une bonne partie de leurs dents, et quand l’espérance de vie est beaucoup plus courte qu’ailleurs. Norilsk est aujourd’hui plus polluée que Tchernobyl. Il est difficile de croire que l’on n’est pas sale, mais on le peut.

L’homme fort

Iliouchenko. Un quadragénaire boucané, comme nous tous fidèle au Parti dès son adolescence, et en outre assez enthousiaste lors de son adhésion au Komsomol pour s’être fait tatouer sur le cou un écusson où s’entrecroisaient une faucille, un marteau et un fusil sur fond de soleil levant. Ledit écusson avait été gravé dans sa chair par un artiste sans doute lui aussi enthousiaste mais qui ne maîtrisait pas son art, de sorte que le dessin ne paraissait pas se référer à la culture de la révolution prolétarienne – on y voyait surtout une masse confuse où trônait une espèce d’araignée. Iliouchenko avait bien été obligé de porter sur lui cette image ratée, mais il la cachait sous son col de chemise ou sous les plis d’un foulard. Dans une encyclopédie sur les univers capitalistes, il avait vu des reproductions de tatouages punk avec tarentules et toiles répugnantes, et, même s’il s’agissait d’images issues d’une mode éradiquée deux cents ans plus tôt, il ne tenait pas à être pris pour un nostalgique du nihilisme néo-fasciste.

Terminus Radieux
Roman SF de Antoine Volodine

« Des siècles après la fin de l’Homme Rouge, dans une Sibérie rendue inhabitable par les accidents nucléaires, des morts-vivants, des princesses et des corbeaux s’obstinent à poursuivre le rêve soviétique. »

Le régime c’est aussi dans notre corps qu’il se manifeste. Ici, on entend souvent, « c’est pas pour les faibles ». En réaction à ce climat météorologique et politique qui expose les corps et les esprits à toutes les violences, il existe ici un culte lié à l’homme fort. Cette vénération pour la puissance est en partie insufflée par la propagande qui lance comme un défi « Vas-tu réussir à vivre et travailler ici comme un vrai de vrai ? La plainte c’est pour les ratés, les fragiles, les faibles », et elle naît également d’un réel élan de survie qui pourrait se résumer à « comment rassembler mes forces pour affronter une vie si dure ».

Les filles sont entraînées à la gymnastique et depuis les trottoirs glacés, au travers de baies vitrées, on peut les voir en justaucorps faire des saltos arrière dès 7, 8 ans.
Les garçons s’entraînent au water-polo après l’école et le week-end. Le directeur de la piscine la plus au nord du monde est très fière de dire que des athlètes vainqueurs de Jeux Olympiques se sont entraînés dans cette piscine.

Si il existe un mini monument en mémoire des victimes du goulag, il est honteux de le mentionner tellement il est invisible. Celui érigé en l’honneur des « constructeurs », trône en plein centre ville et le corps sculpté semble dans une forme olympique.

Les mineurs se retrouvent le week-end dans des gymnases pour soulever des poids et faire des concours d’hommes forts.
Nous rencontrons un champion de l’époque soviétique. Il est d’une douceur et d’une fatalité bouleversante. Il a soixante ans, c’est un vieillard fini. Il marche avec une canne qui n’arrive pas à remplacer ses genoux.

Mon Dieu ! Mais c’est notre gloire nationale ! C’est le poids lourd champion de boxe aux Jeux Olympiques de 1936... Seigneur ! Dans quel état est-il ! » s’est écrié tristement le Dr Mardna en se penchant sur cet énorme squelette recouvert d’une peau grisâtre, allongé sur des planches en travers de la baignoire du service d’accueil. Par bonheur, il n’avait pas encore franchi le point de non-retour, et le docteur put le remettre sur pied. Jamais je n’aurais cru que ce tas d’os pourrait un jour redevenir un homme.

« Carnet de Euphrosinia Kersnovskaïa, déportée en 1940 en tant que fille d’ancien propriétaire terrien, elle s’échappe d’un camp d’abattage de bois et erre dans la Taïga de février à août 1942. Elle est à nouveau capturée, condamnée à 10 ans de travaux forcés et déportée à Norilsk. Elle y travaillera comme aide-médecin à l’hôpital du camp, puis à la morgue et dans les mines. »

Le patriote

La Sibérie, c’est du concentré de Russie. Dans cette base lunaire qu’est Norilsk, internet est très difficilement accessible, ça coûte cher et il est quasi impossible d’ouvrir des images ou des vidéos. Les gens utilisent canal sem, un intranet interne à la ville.
Les parois de la ville sont étanches, les informations n’entrent pas, et les regards qui s’échappent se perdent dans la blancheur. Il n’y a pas de librairie. Il n’est pas évident pour tous de pouvoir se procurer des livres et certains nous demandent d’en amener.
Dans ces conditions la propagande est optimale, elle monopolise toutes les manifestions culturelles et tente de faire corps avec les habitants. Il arrive chaque jour que nos interlocuteurs, ados, adultes, hommes, femmes, soient pris d’élan patriotique, souvent de manière incongrue, comme un copié/collé cérébral.

Le patriote voit double, quand il voit son histoire, il voit quelqu’un la raconter, quand il voit son pays, il voit un étranger l’admirer. Le patriote veut toujours savoir ce que je pense de son pays et c’est dans mes yeux qu’il trouve la satisfaction. Tous les patriotes du monde habitent le même pays.
Le patriote a en permanence un compte non réglé avec l’extérieur. On lui doit quelque chose. Les territoires et les populations lui doivent quelque chose. Il ne trouve sa place que dans le fait de me reprocher de ne pas lui en faire assez. Le patriote respire le mal-être, il marine dans son jus.

La victoire

La théorie s’appuie sur ça ! Nous allons fêter les 70 ans de la victoire, et on va finir par le savoir, ça passe à la télévision, après chaque JT, un reportage sur un ancien combattant, les enfants participent à des concours de poésie sur la guerre, et lisent des récits de héros des temps passés, les chorales préparent des chants de guerre, chaque coin de rue est habillé d’un drapeau, et on a passé une commande publique de pièces patriotiques au théâtre de la ville.
On en a bavé. On en a tué. On en a sacrifié, mais au final on a gagné. Et ça justifie pleinement l’existence de cette ville cauchemar, on y fabrique des hommes forts, on en extrait du sol, du jus de puissance à l’état pur.
C’est étrange comme on peut ressentir des émotions contradictoires. Au premier plan, 30 enfants qui chantent le passé, concentrés, appliqués, impliqués, ça peut donner envie de pleurer, de bomber le torse. Ça marche, c’est « impressionnant ». Puis au second plan, les projecteurs qui les aveuglent, les cameramans qui se curent le nez, le producteur de l’émission hyper imbu de sa personne, et une brochette de militaires centenaires, recouverts de médailles et sourds comme des pots, qui jugent des qualités vocales des petits pour les éliminer ou non, ça marche tout de suite moins bien. Dans son décor, ce monde est horrible.

La terre

Autant... Si loin... comme si c’était fait pour ne pas l’attraper. À cet endroit de la Sibérie, le sous-sol retient une diversité et une quantité de matières impensables, de quoi fabriquer des télés, des téléphones, des ordis, des chars d’assaut et outils de guerre en tout genres. Les hommes s’épuisent à creuser le permafrost pour atteindre ces trésors à 1800 mètres de profondeur.

Avec le réchauffement climatique et la fonte des glaces, tout remonte à la surface. On efface l’histoire et elle revient d’elle-même. Un mammouth, ses ossements et sa chair, viennent d’être découverts au bord de la côte au nord de Katanga. La fonte des glace l’ayant mise à jour. Nous cherchons à poser la question à un paléontologue. Qu’en est-il des ossements de prisonniers, ils n’ont été enterrés qu’un mètre ou deux sous la terre, doivent-ils s’attendre à les voir remonter à la surface ?
...
Pas de réponse.
Enfin... si... il ne semble pas comprendre la question et nous dit qu’il peut nous montrer un film sur la découverte du mammouth.

Le ciel

Cultiver la terre est impossible. Tout vient du ciel. Quand nous demandons ce qu’ils aimeraient que nous apportions, certains répondent des meubles, un canapé. Ça n’est qu’à moitié une blague, ici c’est très cher. À Norilsk quand on parle de Moscou ou St Saint-Pétersbourg, on dit « sur le continent » 2500 kilomètres de terre et de glace sans aucune route séparent cette ville du reste de la Russie.
L’aéroport sera fermé l’été prochain pour être rénové. Cela veut dire que personne ne pourra venir ou quitter la ville. Nous assistons à une discussion post-apocalyptique sur ce qu’il se passerait si les brise-glaces arrivant par le nord et sensés apporter les vivres étaient à un moment stoppés. Ici on a l’habitude de voir les rayons des petites épiceries de quartier se vider sans se remplir. Quelqu’un nous dit se rappeler d’une vitrine où il ne restait plus que des préservatifs. Quand la purga se lève et que les avions ne volent pas, les gens se rationnent et attendent une éclaircie.

La paranoïa

"Just because you’re paranoid, don’t mean they’re not after you"
Nirvana

Des échos de France nous informent des débats à propos de la nouvelle loi sur le renseignement. D’ici, l’assomption d’une police politique prend tout son charme.
En plusieurs mois de vie sibérique, nous rencontrons « un » couple s’affichant contre la Compagnie et le pouvoir en place. Un seul couple qui peut en parler sans avoir bu, sans qu’il soit 4h du matin et que l’on soit dans l’obscurité.
D’ailleurs la femme me dit qu’elle est très émue de notre rencontre car c’est la première fois qu’elle sent des affinités politiques avec quelqu’un. Et bizarrement ceux là n’ont pas l’air d’avoir plus peur que les autres de prendre ces positions, au contraire même ils paraissent avoir moins peur.

Même en écrivant, je me demande ce que je peux et ce que je ne devrais pas écrire.

C’est la première fois de ma vie que je consacre un temps infini à aller aux toilettes, et je prends plusieurs douches par jour pour être « seule ». Pour être seulement seule et ne pas avoir à parler pour ne pas avoir des mots à ne pas prononcer ou des idées à ne pas formuler.
Me mesurer, me contrôler moi-même dans cette ville interdite aux étrangers, ancien goulag stalinien, devenu goulag d’un capitalisme contemporain, où la police secrète nous demande tous les 3 jours de rédiger un compte rendu par mail de : où nous sommes allés, qui nous avons rencontré, quand, quelles questions nous avons posé et quelles réponses nous ont été données, et vivre au quotidien avec une traductrice poutiniste, antisémite, négationniste qui me dit voter Jirinovski et me conseille des ouvrages sur la seconde guerre mondiale qui lui ont paru « intéressants », sans rien en montrer, me pompe une énergie démesurée. C’est qu’on ne sait quelle réponse, quelle mesure, quelle sanction pourrait être prise à l’égard d’une phrase un peu trop incisive ou pire un peu trop vrai. Une phrase de trop, un point de basculement.

Par rapport à « où » la question ne se pose plus pour moi. L’expérience m’a prouvée que dans la dictature de la surveillance il n’y a pas de question d’espace, la surveillance est une entité qui nous surplombe nuit et jour, dehors et dedans.

La dictature de la surveillance provoque également chez moi des tourments quant à ma personnalité, quand je reste muette face à des propos horribles, je ne sais plus vraiment si je suis présente. Je me sens absente mais je ne sais pas où je suis. Je perd vraiment pied. Comme si même cachée à l’intérieur de moi-même j’ai peur d’être découverte. Je me fais disparaître.

Je pense souvent à Nadejda, la féministe des Pussy Riot condamnée à 2 ans de travaux forcés (pour une « prière punk » anti-Poutine), qui a été transférée en avion dans un pénitencier proche de Kravsnoyarsk. Au-dessus de ma tête. C’est parfois à ses côtés que je cache mes pensées.

Pourquoi ?

Quel est l’intérêt d’aller voir un des pires endroits du monde pour en mesurer l’étendue ? Pourquoi plonger dans le noir quand c’est au quotidien que les forces au pouvoir tentent de nous déprimer pour nous vendre des remèdes à l’ennui et au désespoir ?
Il n’y a pas de remède à Norilsk. Pourtant, j’ai le sentiment que c’est un micro laboratoire politique. On peut y voir comment une compagnie épaulée par un État et quelques oligarques fins chasseurs de rennes procèdent pour fabriquer un mini-monde où toute forme de résistance est impensable, écrasée à sa source : la pensée. Ça n’est pas la température mais la propagande qui rend cet endroit dur à survivre. La réécriture de l’histoire, sa dissimulation, son instrumentalisation.
Norilsk est un lieu de fiction. Un roman de science-fiction en vrai. Le dieu administratif qui nous surveille en permanence, qui nous fait croire que tout est interdit, qu’on n’a pas le droit, qu’il ne faut pas, à l’usure nous avale. Transforme non pas notre regard mais nos yeux mêmes. À force de ne pas emprunter des sentiers intellectuels qui s’écartent de l’autoroute, on ne sait plus les retrouver, on ne sait plus les pratiquer, et puis on ne sait plus qu’ils existent. La vie devient méconnaissable. Les rennes ne savent plus lire le paysage. Norilsk nous rend fou.

Je suis infiniment heureuse de quitter cette ville et je voudrais en emmener avec moi, presque tous veulent partir et moi je veux rentrer.

Je pense aussi à ceux qui veulent rester. Je pense à ce couple. Je pense à Sacha K, sur les toits de la ville faisant flotter au vent glacé de Sibérie son drapeau Noir, en souvenir de l’anniversaire oublié d’une révolte de prisonniers du goulag.

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