Impossible d’« analyser » froidement les assassinats des 7, 8 et 9 janvier, puis leurs conséquences. Déjà parce que l’étendue de ces conséquences est encore floue ; ensuite parce qu’à trop vouloir comprendre les motivations, les objectifs des frères Saïd et Chérif Kouachi, auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo, et d’Amedy Coulibaly, auteur du meurtre d’une policière municipale à Montrouge, puis de quatre assassinats antisémites, suivis d’une prise d’otage dans le magasin HyperCacher de la Porte de Vincennes à Paris, on court le risque de jouer les ventriloques. Pour autant, s’interdire de s’interroger sur le geste, qualifié de « terroriste », son contexte, ses effets sur la position révolutionnaire, serait coupable. Deux contributeurs de Lundi matin ont débuté le dialogue.
Pourtant le propagandiste était plus que jamais prêt au sacrifice, mais, maintenant, sans l’élan, sans la passion de la lutte. Désabusé, il ne croyait plus à la victoire, et, au lieu de la couronne de laurier, il n’espérait plus que la couronne d’épines. Il allait au martyre avec la sérénité d’un chrétien des premiers siècles, il le subissait en toute paix d’âme. Sa volupté intime, c’était la conviction de mourir pour sa foi. Il était tout amour, il ne savait haïr personne, pas même ses bourreaux.
Ce type poétique n’était pas fait pour l’âpre et imminente bataille.
S’il ne pouvait changer, il devait disparaître. Et déjà un autre lui succédait. A l’horizon montait une noire apparition, éclairée d’une lueur infernale, un révolté au front orgueilleux, au regard chargé de dédain et de haine. Il approchait à grand pas, écartant la foule affolée, et montait d’un pied assuré sur la scène du monde.
C’était le terroriste.
On retient trois choses : l’orgueil, la haine, la confiance en soi. Trois traits qu’on retrouve, au moins chez les frères Kouachi, mais aussi, dans le dialogue fourni entre un Mohamed Merah assiégé et les policiers, en mars 2012.
Ce n’est pas pour rien qu’une des plus grandes figures du djihad mondial, Abdallah Azzam, qui n’a d’égal (dans ce domaine) que Ben Laden lui-même, est un imam diplômé de toutes les plus grandes institutions du monde islamique. C’était un des premiers organisateurs du djihad dans les années 1980, c’est lui qui a fait venir les combattants arabes en Afghanistan. Eh bien ce gars, ce n’était pas un paumé ou un endoctriné, c’était un vrai penseur, en tout cas reconnu comme tel par à peu près tout le monde, et il a donné au djihad une définition avant tout spirituelle. L’idée, en gros, c’est de prendre une petite part de l’islam – le djihad – et de l’hypertrophier jusqu’à ce que ça devienne le centre de toute la vie spirituelle. Le djihad c’est le chemin douloureux qui mène vers Dieu ; le propre de ce qu’on appelle les « islamistes radicaux », c’est de se focaliser plus sur le chemin – le djihad – que sur le terme – Dieu. C’est pour ça qu’en réalité il n’y a pas « d’islamistes », au sens où l’islam est immédiatement politique.
Par contre, il y a un parti du djihad, dont les avatars ont pu être Al-Qaida comme Daech, le parti de ceux qui pensent que ce qui compte, ce n’est pas l’islam, c’est le djihad. C’est une espèce de pensée de la lutte pour la lutte, du chemin pour le chemin, ce qui semble tautologique mais qui est à peu près le seul moyen, dans la pensée d’Azzam, de garantir une authentique pureté.
En vérité, ils méprisent ce monde, y compris le monde musulman ; ils cherchent donc à y faire quelque chose qui les élève au dessus de cette médiocrité. Et ça, c’est le djihad. Quoi qu’on spécule sur les « intentions » des frères Kouachi, il est clair qu’une telle spiritualité a une influence, consciente ou pas. Azzam a personnellement fait venir tous les combattants arabes et les financements pour le djihad afghan : toute la « première génération » du djihad mondial est passée par lui, par son influence spirituelle. C’était aussi un prof majeur en Jordanie, qui a marqué des générations d’élèves.
Ce qu’on peut dire des frères Kouachi comme de Coulibaly, c’est qu’ils sont allés vers la mort en courant, au devant d’elle. Un peu comme si, ayant pris assez de vitesse avant le choc, ils étaient capables de la traverser. Ils s’en foutent des 77 vierges et du Paradis, en réalité. Ils ont un sens de l’ascèse, un sens du sacrifice de soi comme clé de toute élévation, qui les rend puissants.
Après, évidemment que cette spiritualité est complètement nihiliste, mais ça n’enlève rien à sa force. Mais il faut vraiment comprendre qu’un attentat comme ça, pour un djihadiste, ce n’est pas un mauvais moment à passer, ou une erreur monumentale, comme tentent de le faire croire les affiches antiradicalisation du ministère de l’Intérieur... au contraire, c’est un sommet de raffinement dans la pratique de l’islam. Comment être quitte du monde : fais le djihad. C’est ça qu’ils se disent, c’est ça qui les rend fort, c’est ça qu’on ne comprend pas vraiment. Les centres de déradicalisation paraissent bien vains en regard de ça ...
Le deuxième point de réussite évident concerne leur caractère « terroriste », au sens propre (s’il y en a un) : provoquer l’effroi, la peur dans la population d’un pays. C’est la « foule affolée » de Stepniak. De ce point de vue-là, l’étrange traque de deux tueurs-Petits Poucets laissant consciencieusement des traces de leur passage prend son sens. L’appoint apparemment bordélique d’Amedy Coulibaly également. Daech s’inspire du film Seven ou du jeu GTA pour ses vidéos de propagande ; les trois hommes ont plongé la France dans une énième saison de la série 24. Une saison longue et pénible, mal filmée par BFM-TV, qui multiplie les « spoilers ». Mais une saison qui réunit 66 millions d’habitants, scotchés à leur télévision, aux fils « en continu » des sites d’information sur Internet.
Médiatiquement, la traque des frères Kouachi est presque aux attentats de 1995 ce que les vidéos léchées de Daech sont aux images de propagande de Ben Laden : un saut qualitatif par l’utilisation optimale de toutes les ressources de l’Occident contre lui-même. Ce qui permet une grande souplesse, et une efficacité maximale avec des moyens minimaux. L’interminable et statique siège de Mohamed Merah était une sorte d’intermédiaire entre ces deux époques, de prélude.
Et c’est pour ça que leur revue s’appelle Inspire. Ils disent explicitement : ne venez pas nous voir, ne venez pas au Yémen, on ne se connaît pas. Mais si vous voulez être nos frères, prenez un 4x4, mettez des lames sur les côtés, et foncez dans une rue piétonne. Ou alors, décapitez untel en pleine rue, ou faites ceci, ou faites cela. Ou encore, exécutez quelqu’un qui est sur notre kill list.
Et ça, c’est quand même assez nouveau comme stratégie par rapport à la première époque du djihad mondial, qui supposait une organisation logistique assez explicite, assez considérable, des gros transferts de combattants de pays à pays, bref un truc assez lourd. La stratégie d’AQPA est beaucoup plus souple, fluide, imprévisible (même pour eux). On retrouve de manière assez bizarre le transfert du propagandiste et du terroriste.
En ce sens, donc, il y a vraiment la construction d’un parti du djihad mondial, qui se diffuse de manière assez fragmentaire, peu programmatique, mais qui a une efficacité politique sans commune mesure avec leurs moyens réels. Il ne faut pas non plus exagérer la portée d’une telle stratégie, il faudra à un moment qu’ils trouvent une autre forme. Mais clairement, pour l’instant, la forme très horizontale et « déterritorialisée » qu’ils ont les rend très dangereux. Et ce n’est pas un arsenal de lois antiterroristes qui va empêcher quoi que ce soit.
Au fond, plus globalement, la guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques a joué un vrai rôle de catalyseur, faisant passer une frange de l’islam radical sunnite au stade du « djihadisme » en donnant naissance à Al-Qaïda. Une génération a passé, et la Syrie joue désormais ce rôle pour la génération suivante. Les frères Kouachi sont à cheval sur les deux. Mais ils présentent déjà les caractéristiques de cette nouvelle génération, beaucoup plus « occidentale » : un visage « humain », un fort potentiel d’identification.
C’est un peu comme l’affaire de Tarnac, qui a mis un visage somme toute banal sur la figure terrifiante du « terroriste d’ultragauche » ou du « black bloc », qui fait que plein de gens ou bien se sentent proche de ces gens qu’on essaie de diaboliser, ou bien sont désormais imperméables à la rhétorique antiterroriste puisqu’ils savent à quoi ressemble un terroriste et que ça ne leur fait pas si peur.
Et bien, de la même manière, les frères Kouachi, et surtout Coulibaly, « rapprochent » considérablement la figure du djihadiste de la figure du jeune-de-banlieue. Ce rapprochement, il est difficile de dire s’il est pensé comme tel ou non, mais en tout cas on le constate déjà. Il suffit de voir comment les mises en examen pour apologie du terrorisme sont tombées dans les jours suivant l’attentat, ou comment on a traité les lycéens qui n’ont pas voulu faire la minute de silence. De plus en plus de gens, qui socialement « ressemblent » aux frères Kouachi et à Coulibaly, vont se trouver rabattus sur la catégorie de terroriste ou de djihadiste, de plus en plus souvent, ou bien par les suspicions des bons citoyens, ou bien parce qu’ils se sentent tirés vers ça, sans doute les deux.
Chez les Kouachi, on ne peut plus y couper. Oui, il y a un facteur de traumatisme familial lourd, immédiatement utilisé par les pleureuses d’une certaine gauche pour se rassurer (ça donne l’illusion qu’on peut expliquer l’inexplicable), mais il y a avant tout un parcours plus long dans la société, une prise en charge précoce par la « République » du fait du décès de leur mère, un réseau d’amis ou de « frères » dont certains sont insérés dans les réseaux mis en place pour tenter de contrôler les quartiers populaires (animateurs, grands frères, emplois d’avenir, etc.).
A sa manière, Amedy Coulibaly est aussi un produit de long terme de la « République » : il y a chez lui une réelle tentative d’exister selon les codes, les typologies de cette dernière. Il a été le jeune qui veut s’insérer et va voir Sarkozy, le taulard qui a une conscience politique et dénonce les conditions de détention.
Tout cela correspond à un autre objectif : l’acte « terroriste », action d’éclat, doit provoquer l’admiration, et l’adhésion d’une partie de la population au mouvement qui le revendique en vue de la faire passer de passive à militante. Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont renforcé la possibilité d’identification. Ils ont renforcé la dichotomie entre « eux » et « nous ». Les suites policières et politiques n’ont fait qu’aggraver ce phénomène.
S’il y a eu une récupération, elle a été policière, et pas politique ou gouvernementale. La police est la grande gagnante de la marche du 11 janvier ; là où tout le monde se méfiait quasiment dès le soir du 7 janvier de la récupération par le PS, par le FN, par n’importe qui, personne n’a fait de remarque sur l’incroyable twist qui fait que, deux mois après l’assassinat de Rémi Fraisse, des masses incroyables de gens manifestent avec des pancartes « Je suis flic ».
Rien, même pas le slogan « Je suis Charlie », n’a autant généré de consensus que cette célébration de la police. Des snipers qui saluent la foule aux vingt cinq camions du GIPN qui fendent le cortège sous les applaudissements, les scènes ahurissantes ne manquent pas. Tout le monde se dit être (ou pas) Charlie à sa manière ; untel dit qu’il est là pour soutenir la liberté d’expression, l’autre pour empêcher les amalgames, etc., etc.
Personne n’est dupe du front républicain, précisément au nom de cette diversité ; cette diversité là, la seule chose qui peut garantir son expression minimale, c’est la police, vers laquelle sont canalisées toutes les « émotions » des derniers jours. On en vient ainsi à traiter en héros les assassins de Rémi Fraisse et de nombreux autres, on oublie tout l’automne, on oublie, on oublie, et on célèbre ces courageux héros qui, à 3000 contre 2, ont neutralisé « la menace djihadiste ». Et pour preuve que la marche du 11 janvier était bien organisée intégralement par la police, il suffit de constater que, pour une fois, les chiffres des « organisateurs » et du ministère de l’Intérieur ne diffèrent pas...
Et la réponse sécuritaire a pu immédiatement dérouler ses effets sous la forme d’une répression brutale de la liberté d’expression par l’appareil judiciaire sous couvert de combattre l’« apologie du terrorisme ». Prison ferme pour l’ado stupide, le provocateur imbibé, le semi-débile exalté. Et s’ils s’expriment sur Internet, peine encore aggravée. Garde à vue – et énième tribune médiatique – offerte à Dieudonné.
On savait déjà que les policiers usaient et abusaient de l’« outrage et rébellion » pour arrondir leurs fins de mois, permettant à des générations d’adolescents d’accéder au casier judiciaire. Désormais dotés des saints martyrs du boulevard Richard-Lenoir, ils peuvent le remplacer par l’« apologie du terrorisme », avec une certitude de victoire au tribunal. « Apologie du terrorisme » is the new « outrage et rébellion ».
Et le phénomène se reproduit dans l’éducation nationale : un conflit avec des parents se règle désormais au commissariat en compagnie d’un gamin de 8 ans, par la grâce de l’expression magique, « apologie du terrorisme ». La supériorité morale et politique de celui qui prononcera cet anathème est absolue. Incontestable.
La conséquence est connue. Il s’agit de l’impression d’un « deux poids-deux mesures », le renforcement du sentiment d’appartenance à une communauté pour ceux qui se perçoivent comme victimes ou solidaires des victimes de cette répression aveugle. La communauté a des contours bien flous : quels points communs entre un imam pas très fin, propulsé à la télévision et sommé d’expliquer contre toute évidence que la religion, c’est la tolérance, un lycéen inculte, complotiste fan de Dieudonné, le collégien provocateur qui proclame « bien fait pour eux, on ne touche au prophète », et une masse indéterminée touchée par la bigoterie ?
Ils ne sont pas « Charlie ». Mais cela ne constitue pas plus une identité que proclamer « Je suis Charlie ». Pourtant, l’étiquette « Je ne suis pas Charlie » va peut-être laisser plus de traces que celle « Je suis Charlie ».
Si tu regardes un peu de loin, c’est assez souvent que la question révolutionnaire, même à un niveau minimal d’élaboration, est recouverte par la psychose à deux faces, terrorisme/antiterrorisme. C’est arrivé de toute évidence pendant le Printemps arabe, mais même en 2001, où les questions et les inquiétudes ouvertes par Gênes ont été anéanties par l’évènement du 11 septembre.
Surtout depuis le Printemps arabe, on a l’impression que, grosso modo, quatre forces cherchent à s’organiser à une échelle mondiale, transnationale : la police, les fascistes, les djihadistes et les révolutionnaires. Les polices trouent le plan étatique ou national, collaborent ou se font la guerre entre elles, s’échangent renseignements, financements. Les fascistes, notamment en Europe, se font écho, en Ukraine, en Grèce, en Hongrie.
J’ai parlé plus haut de la constitution souple d’un parti du djihad. La séquence qui commence en Grèce en 2008 et se poursuit avec les Printemps arabes, les grèves au Brésil ou au Québec, les émeutes à Téhéran, Londres, ou en Suède, les prises de places en Espagne ou en Turquie, témoigne à mon sens de la constitution d’un parti révolutionnaire à l’échelle mondiale, ou plutôt d’une position révolutionnaire générale qui se donne de plein de manières différentes dans pas mal d’endroits inattendus.
Sauf que, et c’est là le problème, de ces quatre forces, trois sortent renforcées de la surenchère djihad/réaction policière. La police est acclamée, comme on l’a vu à Boston après l’attentat au marathon, ou à Paris le 11 janvier. Les fascistes recrutent tranquillement, se chauffent sur quelques mosquées, et guettent leur heure. Les djihadistes, comme on l’a dit plus haut, poussent leur agenda étrange, très médiatique, très spectaculaire. Mais nous, les révolutionnaires, nous peinons à exister dans ces périodes post-traumatiques. Nous ne savons pas quoi dire, ni comment le dire, et quand nous avons une parole à porter, elle s’entend à peine dans le brouhaha névrotique que le terrorisme, comme l’antiterrorisme, cherchent à produire. Il ne s’agit pas de se plaindre de l’absence de minute de silence en l’honneur de Rémi Fraisse, mais simplement de remarquer que depuis les attentats, souffle un vent d’hiver dont tout le monde profite, sauf nous.
Il ne faut pas sous-estimer la mise en place des nouveaux outils juridiques étiquetés « anti-djihadiste » par le gouvernement, mais qui ne demandent qu’à être utilisés contre tout un chacun. La nouvelle législation sur l’« apologie du terrorisme » - sortie du cadre protecteur de la loi de 1881 sur la liberté de la presse et aggravation des peines lorsque le délit a lieu sur Internet - a été « vendue » comme une arme contre les recruteurs de djihadistes. Elle aura été immédiatement utilisée tous azimuts pour étancher la soif de sanction judiciaire des Français.
Autre exemple : l’interdiction administrative de sortie du territoire vise officiellement les départs en Syrie mais pourrait être utilisée contre des militants qui souhaitent rejoindre un contre-sommet, une manifestation quelconque, note anonyme des services de renseignement à l’appui. Le temps de contester – si le militant en a les moyens – la manifestation aura eu lieu.
Et le processus n’est pas fini. Sous couvert de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, d’autres mesures devraient suivre.
Ceci dit, on se trouve ici dans un schéma ultra-traditionnel de reflux sécuritaire. A mon sens, la deuxième question, celle du fascisme, est effectivement nettement plus préoccupante, et appelle une réflexion plus poussée.