Kafka au Kerala

Ce qu’il se passe lorsqu’un citoyen Suisse décide d’aller à un rassemblement communiste en Inde.

paru dans lundimatin#2, le 8 décembre 2014

L’interview a été réalisée par téléphone.
Nous publions aussi les copies des mails que Jonathan a envoyé à ses amis ces derniers mois.

LundiMatin : Bonjour Jonathan, on a souvent tendance à utiliser l’adjectif kafkaïen à tort et à travers. Dans votre cas, on aurait plutôt tendance à l’utiliser comme un euphémisme. Pouvez-vous nous expliquer comment un voyage touristique en Inde cet été, s’est transformé en une exploration très poussée des prisons indiennes et du système pénal qui y mène ?
Jonathan : Ce voyage en Inde d’un mois et demi était assez à l’arrache, on voulait à tout prix éviter les tours opérateurs afin de pouvoir voyager à notre façon et permettre quelques plans inattendus. Après un premier mois sans encombre, je suis tombé sur l’annonce d’un meeting public pour commémorer la mort d’un militant communiste, dans un journal local. J’ai décidé de m’y rendre par curiosité. Le contact s’est finalement avéré plutôt compliqué car la plupart des participants ne parlaient que le malayalam (le dialecte local), sauf un avocat présent ce jour-là qui parlait anglais et qui avait la particularité d’être fan d’Alain Badiou. A la fin du meeting, je me suis fait arrêter par des membres des services de renseignement indiens alors que j’allais monter dans un bus. J’ai alors été amené au commissariat où une garde-à-vue tout à fait rocambolesque a commencé. La plupart des questions des policiers tournaient autour de mes contacts en Inde. Ils étaient persuadés que je disposais d’un important carnet d’adresses des militants locaux et semblaient vexés que je ne veuille pas le partager avec eux.
Mais ce n’était pas non plus un rassemblement anodin ?
Il y avait sans aucun doute des sympathisants maoïstes présents ce jour-là, mais à ce que j’ai compris, le meeting lui-même ratissait assez large dans la galaxie des groupuscules d’extrême-gauche de la région. Mais j’imagine qu’ils n’étaient pas recherchés puisque j’ai été la seule personne arrêtée.

Vous leur expliquez que vous êtiez là par curiosité et que se passe-t-il ?
Assis dans le bureau du commissaire, j’étais assailli de questions par une quinzaine de policiers, sans comprendre un quart de ce qu’ils disaient à cause de leur accent à couper au couteau. D’autres prenaient des photos avec leur téléphone portable pour les vendre aux médias.
Mais pourquoi ont-ils déjà un tel intérêt pour votre cas ?
A ce moment-là, ils me disaient que le meeting était illégal car organisé par le Communist Party of India (Maoist). Ce n’était bien sûr pas le cas car ce dernier est interdite et les moindres soupçons d’appartenance à celui-ci conduit à une arrestation presque immédiate. Le fait d’annoncer publiquement un tel meeting dans les journaux et par voie d’affichage aurait été suicidaire de leur part. En fait, la police m’a avoué par la suite qu’ils étaient persuadés d’avoir arrêté un des soutiens logistiques et financiers à la guérilla naxalite, ce qui si ça avait été le cas leur aurait assuré la gloire et une promotion.
D’accord et donc après cet interrogatoire auquel vous ne comprenez pas grand chose, que se passe-t-il ?
Ca explique leur annonce tonitruante dans la presse le jour de mon arrestation. N’ayant trouvé aucun élément probant dans la fouille de ma chambre d’hôtel, ils ont alors expliqué que j’avais appelé à renverser le gouvernement indien dans un discours. Après un peu plus de 24 heures de garde-à-vue, j’ai pu rencontrer mon avocat commis d’office qui ne parlait pas très bien anglais mais qui avait déjà perçu la faille juridique dans mon arrestation, le simple fait d’assister à un meeting n’est pas interdit pour les étrangers en Inde. Tout aurait pu sans doute se terminer là sans la malice de la police :

Au terme du second jour de garde à vue, ils m’ont amené vers 22h dans la maison (!) d’un juge pour qu’il statue sur ma situation. Ce juge (que je n’ai jamais revu par la suite) était globalement d’accord avec les conclusions de mon avocat commis d’office mais il voulait vérifier que mon visa ne contenait pas de condition particulière m’interdisant d’assister à des meetings. Or à dessein ou non les policiers avaient préféré le laisser au commissariat, j’ai donc été envoyé en préventive au milieu de la nuit, dans une cellule où une quinzaine de prisonniers dormaient à même le sol.

Je rencontre des personnes tout à fait étonnantes en prison, comme ce trafiquant de cannabis qui voue un culte quasi obsessionnel à la figure de Don Corleone dans Le Parrain. Je ne reste finalement que deux jours dans cette prison-là puisque les autorités pénitentaires me transfèrent dans la prison centrale du district.

Et vous aviez appelé à renverser le gouvernement indien ou pas ?
Ben, non j’avais juste pris la parole pour me présenter et les remercier de leur accueil.
Donc vous vous faites arrêter pour être allé à un meeting politique, vous passez devant un juge qui décide de vous garder en préventive car la police n’a pas amené votre passeport et malgré tout cela vous allez en prison ?
Arrivé à la prison centrale de Viyyur, je suis mis en cellule avec un évangéliste nigérian que mon cas amuse beaucoup.
Pourquoi était-il là lui ?
Des arnaques à l’entreprise. Avant cela, il avait dû quitter la Libye pour des faits similaires.
Mais à ce moment là, il y a des charges précises qui sont retenues contre vous ? Enfin on vous dit pourquoi vous êtes en prison ?
Les policiers m’expliquent que la réunion était illégale et que les touristes n’ont pas le droit de faire de la politique en Inde. La police trouve ensuite toute une série de faits aggravant, entre autres que je voyage sans téléphone portable et que je n’ai pas suffisamment de clichés de monuments dans mon appareil photo.

A ce moment-là, ils sont chauds pour un procès mais les cours de justice indiennes sont tout à fait surchargées et ont des dizaines de milliers de cas en attente de jugement. J’ai ainsi rencontré plusieurs prisonniers qui avaient déjà dépassé la date maximum de la peine qu’ils encouraient pour leur délit.

Mais c’est vrai qu’en Inde les étrangers n’ont pas le droit de participer à la vie politique, non ? Vous encouriez quoi pour ça ?
Eh bien non, c’était faux. Les policiers se sont pris les pieds dans une interprétation foireuse de la Foreigners Act (loi sur les étrangers) indienne. J’encourais tout de même une peine de trois ans de prison.
D’accord mais les juges, eux, ils ne voient pas de problème à ça ? Vous restez combien de temps dans la prison centrale ?
Pendant les premiers jours de ma détention, la défense s’organise grâce à un ami de Genève qui a beaucoup voyagé en Inde et qui a gardé des liens avec un avocat local membre du Parti communiste (celui qui n’est pas interdit). La première demande de libération sous caution se passe dans la confusion la plus complète. Un brouhaha général règne dans la salle, je suis debout tout au fond et ne comprend rien à ce que dit mon avocat. L’audience dure deux minutes et la juge refuse ma libération, mais mon avocat m’explique avec un grand sourire qu’il ne faut pas s’inquiéter car les juges de première instance ne contredisent jamais la police.

Entre temps, on me ramène à la prison centrale où je resterai dix jours. L’une des particularités des prisons indiennes est qu’elles sont constituées de baraquements avec des portraits de Gandhi attachés au mur et qui donnent directement sur la cour. A la suite du saccage du bureau d’un gardien, la dizaine de détenus étrangers avait obtenu un traitement de faveur qui leur permettait de déambuler librement dans la cour durant la journée, et d’être enfermé en cellule seulement la nuit.

Finalement, ma demande de remise en liberté sous caution est acceptée mais mon passeport est séquestré par la justice indienne, qui attend que le gouvernement suisse se manifeste pour lui procurer une garantie que je reviendrai au moment du procès.

Mais tout de même, vous faites la Une des journaux indiens à ce moment là et pourtant il n’y a personne pour dire que c’est un peu exagéré que vous soyez en prison ?
On m’a dit que certains participants du meeting avaient organisé une manifestation de soutien en ville dans les jours qui ont suivi mon arrestation. Dans les premiers jours, les médias recopient mot à mot la thèse policière de l’agitateur politique venu de l’étranger. Par la suite, certains journalistes ont pris ma défense en montrant l’absurdité et le vide complet du dossier.
LundiMatin : Mais en Suisse, personne ne dit rien ?
Jonathan : La presse suisse fait sa une sur mon arrestation, et alimente la psychose en plaçant ma photo aux côtés d’images d’archives de guerilleros maoïstes vivant dans les jungles de l’Inde centrale (un phénomène tout à fait inexistant au Kerala). À Genève, un comité de soutien s’est formé et a organisé la défense. (Je les embrasse) Mais la justice indienne demande une garantie du gouvernement suisse selon laquelle je me présenterai au procès dans une date indéterminée, sans quoi ils ne me renderont pas mon passeport.

Les services diplomatiques déclarent ne pas pouvoir fournir ce type de garantie en arguant que la Suisse n’extrade pas ses ressortissants. , Mais je suis doublement perdant car cette décision sera par la suite instrumentalisée par le procureur (représentant du gouvernement) qui utilise le refus de la Suisse pour attester de ma mauvaise moralité.

Donc la Suisse ne veut pas vous donner le sésame qui vous permettrait de partir d’Inde ?
Exactement.

Étant dans une impasse, nous tentons de faire accélérer l’enquête de police me concernant afin que le vide du dossier puisse éclater au grand jour. Cette tactique, qui s’est finalement avérée payante, aura duré plus de 4 mois car le procureur pratiquait l’absentéisme à grande échelle afin de ralentir la procédure (les audiences ne pouvaient pas avoir lieu sans le procureur).
Au début de cette procédure, les policiers m’accusent encore d’avoir appelé au renversement du gouvernement indien. Le juge leur demande alors de produire une transcription de ma prise de parole car plusieurs policiers en civil étaient présents durant le meeting.
Je n’ai jamais pu la lire car les policiers l’ont traduite en malayalam, mais le juge semblait satisfait et a estimé qu’il n’y avait rien de répréhensible. La suite de la procédure a uniquement consisté en un débat juridique interminable sur le fait de savoir si les touristes ont le droit ou non d’assister à des réunions politiques.

Et ça a duré combien de temps ?
Un mois et demi. Finalement, le 2 décembre, le juge a rendu son verdict et a déclaré que je n’avais commis aucune infraction. Quelques jours auparavant, une rumeur a couru selon laquelle le gouvernement du Kerala, par le biais du procureur allait retirer leur plainte, mais ils l’ont finalement maintenu jusqu’au bout.
Vous êtes donc resté 10 jours en prison et 4 mois bloqué en Inde et vous allez enfin pouvoir rentrer chez vous ?
J’attends maintenant d’avoir une version écrite du jugement. Après quoi je devrai me rendre la cour de première instance pour qu’elle me rende mon passeport et le montant de ma caution.

Ensuite c’est un peu plus flou. Pour quitter l’Inde, je dois avoir un visa valide. Or, le mien est échu depuis trois mois car le juge avait refusé de le prolonger. Je vais donc encore devoir déposer une demande aux services d’immigration pour pouvoir quitter le pays.

Donc après 4 mois, vous êtes parfaitement blanchi ?
Oui, le juge a rendu un jugement qui pourrait faire jurisprudence sur le droit des touristes à participer à des réunions politiques. Ils vont pouvoir ajouter ça dans le Guide du Routard.

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