Géopolitique du carnage

Frédéric Neyrat
(dans le collectif de Contre-Ciel)

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Qu’on ne puisse désormais plus dire « Palestine libre » sans être qualifié de terroriste, que le signifiant Palestine soit désormais interdit, est souvent interprété comme dérive « fasciste » ou « totalitaire » du pouvoir. Cette interprétation passe, peut-être, à côté de quelque chose d’essentiel : l’interdiction du signifiant Palestine comme effet de la reconfiguration géopolitique en cours.

Cette reconfiguration s’inscrit dans le lit de l’histoire du 20e siècle, l’histoire des conflits (anti)coloniaux et des partages entre « démocraties » capitalistes et « démocraties » socialistes, mais une fois ces partages vidés de leur sens. Il n’y a plus aujourd’hui aucune géopolitique fondée sur des horizons de libération. Ne restent que les fantômes arides de ces partages une fois l’Empire états-unien effondré. Non plus l’Impérialisme (sous-entendu, de façon mécanique par celles et ceux qui continuent à employer ce vocable, « l’impérialisme Américain »), mais les appétits impérieux d’une ère post-globale. Des pulsions éco-nationalistes, portés par la Russie, la Chine, l’Inde, les États-Unis d’Amérique, la Turquie, et tous les prétendants. Ces appétits se polarisent entre d’un côté un simulacre dévitalisé d’Occident USA-Israël-France-Allemagne-Angleterre-Japon, etc., et de l’autre une alliance Chine-Russie-Niger-Iran-Corée du Nord, etc. Aucun de ces camps ne porte un quelconque idéal émancipateur.

Pour cette logique, dire « Palestine » signifie se ranger dans un camp. Dans le camp de l’« Occident », dire « Palestine libre » est donc occuper la position de l’ennemi. La question fondamentale n’est dès lors pas celle du fascisme ou du totalitarisme, mais celle de la guerre.

Que pouvons-nous faire ? Rejeter la géopolitique du carnage. Il n’y a aujourd’hui aucun appui géopolitique à attendre, d’aucun pays, d’aucun bloc. Ne nous reste qu’à trouver en nous une ressource philosophique, spirituelle, éthique et politique en situation de guerre - on s’aidera pour cela de la lecture de Tolstoï, de Gandhi, de Rosa Luxemburg, de Jean Jaurès et de Judith Butler. Cette ressource pourra prendre la forme du pacifisme, de l’antimilitarisme, de l’autodéfense citoyenne, d’un nouvel horizon postnational (planétaire, terrestre). Une fois découvert, ce point d’appui devra être partagé aussi vite et avec autant d’extension que possible. Car sans cela, nous serons incapables de désactiver la violence physique et symbolique des États. Pris dans la guerre, les États réprimeront sans retenue car ils seront incapables de faire autrement, obéissant à la logique du « ou moi, ou l’autre ». Ils financeront alors tous les carnages, tous les génocides, et dévasteront la Terre.

Chacune et chacun doit donc aujourd’hui apprendre à désactiver la guerre.

Frédéric Neyrat (dans le collectif de Contre-Ciel)

Crédit image : Larissa Sansour, A Space Exodus, 2011

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